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de là, ils iront probablement en Italie, où je les rejoindrai bientôt. Je tâcherai de vous faire de mon mieux les honneurs de Malemort; c'est une véritable bonne fortune pour moi que vous soyez venu rompre ma solitude. Mais ne laissons pas refroidir le thé, vous devez avoir besoin de vous réchauffer par ce temps humide.

Je mourais de faim; j'avalai à contre-cœur l'insipide breuvage chinois, et ne fis qu'une bouchée des deux maigres tartines de beurre servies par la vieille Brigitte. Mon hote avait pris pour accordé que j'avais dîné à Orléans, où je n'avais mangé qu'une bouchée à la hâte; je n'osai le détromper. Lorsque nous eumes achevé notre frugal

repas :

sommation que lui faisait la mort. Et, chose plus terrible! ajouta Arthur en s'essuyant le front que baignait une sueur froide, c'est qu'Isabelle, si grave, si sensée, a fini par partager cette terrible conviction. Dans son désir de tranquilliser sa sœur, elle avait voulu coucher près d'elle, et, cette nuit-là, elle avait aussi vu le fantôme; il l'avait enlacée de ses bras osseux; elle avait senti son haleine mortelle pénétrer dans sa poitrine et faire frissonner tous ses membres. Consumées par l'effroi et par une fièvre lente, elles s'étaient tues pour ne pas affliger mon père et ne pas réveiller la douleur que lui avait causée la perte de mon excellente mère. Comme je leur reprochais de ne pas en avoir appelé à moi, elles me répondirent que je ne pourrais rien contre un fantôme, et qu'aucun effort humain ne parviendrait à détourner l'arrêt porté contre elles.

Mais c'est absurde! m'écriai-je. Êtes-vous certain que personne n'ait eu intérêt à exciter ces terreurs? En admettant que de pareilles hallucinations soient l'effet de la fièvre, et il y en a de fréquents exemples, quelque chose a dù agir sur ces jeunes imaginations et les prédisposer à cet état nerveux.

- De grâce, expliquez-moi, lui dis-je, le revirement soudain survenu dans vos projets? Vous m'écriviez, il y a un mois, que vous comptiez passer toute l'arrière-saison à Malemort, y chasser l'automne et y célébrer même les fêtes de Noël, selon l'antique tradition de votre pays. J'imaginais trouver ici une de ces gaies réunions de famille dont vous m'avez entretenu. Je croyais y voir un spécimen de la grande vie de château qu'on mène en Angleterre. Comment se fait-il que la maison soit vide? Vous serait-il - J'ai beaucoup cherché; j'ai veillé, et je me suis asarrivé malheur? Qui a pu ainsi mettre en fuite vos char-suré que personne du dedans ou du dehors n'eût osé se mantes sœurs et votre père?

Arthur garda le silence pendant quelques secondes, comme s'il lui en eût coûté de me répondre. Je me repentais de mon indiscrétion, lorsqu'il se décida enfin à parler.

La cause qui a motivé ce brusque départ, dit-il, est à la fois si étrange et si pénible, que j'aimerais mieux m'en taire; mais puisque vous m'interrogez, mon cher Daniel, je ne vous cacherai rien peut-être m'aiderez-vous à éclaircir ce qu'il y a de mystérieux dans ce qui nous arrive. Quand nous nous sommes installés ici, il y a deux mois, Isabelle et Emma étaient telles que vous les avez connues à Paris, gaies, rieuses, aimables, faisant le bonheur de mon père et la joie de notre intérieur. A peine six semaines s'étaient écoulées que tout avait changé. Emma était devenue rêveuse et sombre; Isabelle, qui a résisté plus longtemps, finit aussi par tomber dans une sorte de langueur. Je les surprenais les yeux pleins de larmes, sans pouvoir leur arracher le secret de cette soudaine tristesse. Mon père les interrogea, et ne réussit pas mieux que moi. Elles n'avaient, disaient-elles, aucun chagrin, et cependant elles pâlissaient, maigrissaient et changeaient à vue d'œil. Une nuit, je fus réveillé en sursaut par des cris déchirants je reconnus la voix d'Emma; je courus dans sa chambre, peu distante de la mienne, et je la trouvai en proie à une violente attaque de nerfs. Elle se débattait entre les bras d'Isabelle, qui lui faisait respirer des sels. La pauvre enfant avait les traits contractés, les dents serrées, les yeux hagards. Dès qu'elle put parler, elle montra la fenêtre entr'ouverte en criant:

- Là!... c'est par là qu'il est entré, qu'il est sorti! Comme vous le pensez, je me précipitai d'instinct et sans réflexion vers la fenêtre. Il n'y avait rien, ni échelle, ni cordes, ni traces de passage; d'ailleurs, élevée de plus de soixante pieds au-dessus des fossés pleins d'eau, il n'y avait pas possibilité qu'on pût y atteindre. De qui, de quoi s'agissait-il done? Isabelle m'avoua, en pleurant, ce qu'Emma lui avait confié. Quinze jours environ après notre arrivée, elle avait vu se dresser une nuit, au pied de son lit, un fantôme qui s'était peu à peu rapproché, l'avait étreinte de ses bras et glacée de son souffle en murmurant à son oreille le nom de notre pauvre mère, morte depuis trois ans d'une maladie de poitrine. Cette apparition s'était renouvelée à époques fixes, répétant la même parole comme un glas funèbre. Emma y voyait un appel, une

risquer à jouer un jeu aussi hasardeux, et qu'on eût payé de la vie, car j'étais bien décidé à tirer sur le fantôme, si je l'avais entrevu. Quant aux causes morales, c'est différent mon père a été fort préoccupé de la crainte que la maladie de poitrine qui nous a enlevé ma mère ne fût héréditaire. C'est même ce qui a décidé notre séjour en France, et quoiqu'il évitât d'en parler devant mes sœurs, elles ont pu pressentir ses inquiétudes et en être frappées. Enfin, d'anciens dissentiments de famille, se rattachant à ce château de Malemort, et les craintes superstitieuses qu'ils ont engendrées, étaient certainement de nature à exercer sur des esprits impressionnables une influence fâcheuse.

-Puis-je, mon cher Arthur, vous demander quelques détails sur ces dissentiments? Vous comprenez que ce n'est pas une curiosité oiseuse qui me pousse à vous inter

roger.

Je le comprends.

Arthur sonna la vieille Brigitte, qui desservit le thé, remit du charbon au feu, et nous laissa seuls. Le froid et l'obscurité de la nuit envahissaient le salon, que ses grands panneaux de bois de chêne sculptés et noircis par le temps rendaient impossible à éclairer.

La lampe et les bougies allumées sur le manteau de la vaste cheminée étaient comme autant de points rouges semés dans l'atmosphère opaque. A peine pouvais-je distinguer, à cette douteuse lueur, la physionomie de mon compagnon devenu de plus en plus grave.

Vous connaissez, me dit-il, les lois anglaises; vous savez quels priviléges elles assurent à l'aîné, à l'héritier du titre et du bien patrimonial. Il y a entre lui et ses frères toute la distance qui, dans l'ordre social, sépare le riche du pauvre. Au premier né les honneurs, les terres, les jouissances de la vie; aux autres la lutte, les obstacles, les privations; en un mot, tout ce qu'il faut vaincre et endurer pour faire son chemin. Cette inégalité s'aggravait encore, dans la famille de mon arrière-grand-père, par la prédilection marquée qu'on avait pour l'aîné. En toute occasion le frère cadet était sacrifié: violent, irascible, il protestait à sa façon contre l'injustice. Tout en abandonnant, sur l'ordre du père, le joujou convoité, il accompagnait la concession d'une gourmade qui envoyait Robert, pleurant et contusionné, se plaindre à sa mère du méchant James. Ces scènes, qui se renouvelaient tous les jours, décidèrent le départ du frère cadet. On l'envoya en Irlande, chez une

tante pauvre, et Robert, qui n'était autre que mon grand- | amoureux; les chances devaient lui être favorables. Trois

père paternel, resta seul au logis, où il régna en despote. D'un caractère orgueilleux et faible, n'ayant plus de contre-poids à ses caprices, il grandit sous la molle tutelle d'un précepteur complaisant. Ses moindres volontés devinrent des lois. De son côté, James avait commencé, dans sa nouvelle famille et au collége, l'apprentissage de la vie. Sa violence s'était un peu calmée, son cœur ulcéré s'était attendri sous l'influence d'une affection profonde. Il aimait tendrement une de ses cousines qui l'avait accueilli en sœur et lui avait adouci l'amertume de l'exil. Ah! s'il pouvait un jour être digne d'Emmy, conquérir une fortune pour la faire riche, il pardonnerait à Robert de l'avoir banni de la maison paternelle! Ce rêve de l'adolescent devint l'idée fixe du jeune homme. En sortant de l'Université, il demanda et obtint de son père la permission d'entrer au service de la compagnie des Indes. C'était un premier pas qui pouvait mener loin. Appelés, selon leur capacité, à remplir des postes importants, même dans le civil, les officiers de la compagnie voyaient souvent s'ouvrir devant eux des perspectives illimitées d'honneurs et de ri

ou quatre ans passés à Calcutta décideraient de son sort. Il partit plein d'espérance. De rudes mécomptes l'attendaient au début. Là encore, il était le pauvre cadet de famille qu'éclaboussait le luxe insolent de camarades titrés, chaudement recommandés. Il prit sa revanche pendant la guerre du Bengale. Peu de ces beaux fils se souciaient d'exposer leur vie. Il y eut une mission dangereuse à remplir: James s'offrit, en fut chargé, et s'en acquitta de manière à attirer sur lui l'attention du gouverneur général, lord Clive. L'organisation d'une partie de la province de Bahar lui fut confiée. Il n'est pas rare de voir dans l'Inde un simple lieutenant investi de pouvoirs extraordinaires par le chef suprême dont il a su gagner la confiance. La suite à la prochaine livraison.

DECAMPS.

Voy. t. XXIX, 1861, p. 387.

Nos lecteurs connaissent la figure de Decamps d'après

chesses. James était brave jusqu'à la témérité, instruit, le témoignage de la photographie, et les principaux traits

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Dessin inédit, d'après une esquisse peinte par Decamps.

Prince d'Asie et son escorte passant un gué. de sa vie d'après l'esquisse qu'il en a tracée lui-même. Il nous reste à faire apprécier la nature de son talent. Dès aujourd'hui notons, dans ce peu de lignes, le premier de ses titres, l'originalité. Beaucoup de peintres savent plaire, charmer, émouvoir, s'élever même très-haut, en suivant presque pas à pas, et avec une sorte de foi respectueuse, les voies ouvertes par de grands maîtres. Qui refuserait d'admirer les principaux d'entre les élèves de Raphaël? Il serait facile de citer tel peintre incontestablement original qui ne les vaut pas. Pour avoir droit à l'approbation et à la renommée, il ne suffit point de n'être le disciple de personne, il faut que ce don toujours si précieux de l'originalité, d'une part exprime une certaine puissance vraie, intime, persistante, et d'autre part ne jette pas l'artiste qui en est possédé en dehors de toutes les traditions de son temps et de son pays. Il n'est pas absolument inadmissible qu'un homme puisse être doué du pressentiment de ce que sera l'art dans un avenir plus ou moins éloigné; mais si ses contemporains ne se sentent aucun goût pour

ses œuvres, comment serait-il fondé à s'en plaindre? Il ne travaille pas pour eux; il est juste qu'il se résigne à l'espoir d'être mieux compris par quelque génération future. L'originalité de Decamps n'avait rien d'excentrique; elle était naturelle et sincère aucun critique n'a jamais songé à l'accuser ni d'affectation ni de témérité. Comme Watteau, Chardin, Prudhon, Géricault, et d'autres maîtres de notre école française, si libre et si féconde, Decamps. était arrivé, pour ainsi dire sans le vouloir et le chercher, à une manière toute personnelle de voir et de représenter ce qui était du domaine de son art; et ce domaine était trés-étendu il embrassait presque toutes choses. Il a réussi également dans l'histoire, le genre et le paysage. Il a peint avec la même facilité et le même bonheur la nature d'Europe et celle de l'Orient. Ses études de l'Asie ont un caractère particulier de réalité vive et en même temps poétique, qui a saisi tout d'abord agréablement les imaginations et n'a soulevé dans les esprits aucun doute.

La suite à une autre livraison.

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Louis XI visitant le cardinal Balue enfermé dans une cage de fer (1). Dessin de Bocourt, d'après le tableau de Gérome.

A voir cette boîte massive de bois et de fer, et l'attitude | soupçonneuse de deux lévriers qui flairent un ennemi, ne croirait-on pas qu'une bête féroce est là, enchaînée dans l'obscurité? Mais la figure du porte-clefs qui veille à la porte entr'ouverte, et le profil bien connu de Louis XI, l'aspect sinistre du lieu, donnent à l'esprit l'avant-goût de quelque mystère plus lugubre. On se retrace alors toutes les horreurs du Plessis-lez-Tours, les abords de

TOME XXX. JANVIER 1862.

la demeure royale coupés de chausse-trapes, les piéges hérissés de piques en fer, les chênes chargés de pendus imprudents qui avaient empiété sur la chasse du maître (c'étaient lå de vulgaires malheurs); et l'on se souvient du conte charmant où Hégésippe Moreau dépeint avec émotion les cours étincelantes de soldats, les chapelles

(') Voy. cette cage, t. IX, 1841, p. 372.

toujours ardentes, les ponts-levis toujours en émoi. « On parlait bas et l'on marchait sur la pointe du pied, dans ces grandes salles, comme dans un cimetière. Et, en effet, des captifs par centaines gémissaient ensevelis dans les souterrains. Chaque dalle pouvait être regardée comme la pierre funèbre d'un vivant. » Dans les profondeurs, des geoliers marchaient à la lueur précaire d'une torche de résine tantôt battue par l'aile aveugle des chauves-souris, tantôt agonisante sous les gouttes d'eau que suait la voûte. » Parfois, Louis XI lui-même venait jouir des supplices qu'il avait infligés, et se rassasier de ses vengeances. Il descendait aux cachots. C'était là qu'étaient scellées aux murailles ces cages fameuses, invention digne de Busiris et du taureau d'airain. Les prisonniers ne pouvaient s'y tenir ni debout, ni assis, ni couchés; estropiés par une torture continue, ils prenaient la forme de leur prison, et s'ils en sortaient jamais, leurs membres avaient désappris le mouvement, et la pâleur siégeait sur leur visage.

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Il faut avant tout maudire la monomanie de cruauté qui posséda les puissants au quinzième siècle, et dont Louis XI est l'exemple le plus connu. Mais on doit reconnaître que, parmi beaucoup d'innocents ou d'indifférents, la colère du tyran frappa de véritables coupables des ministres, des conseillers, élevés de l'ombre la plus profonde aux dignités les plus éclatantes, alléchés par les bénéfices d'un double jeu, trahirent leur maître et leur patrie dans la grande querelle de la France et de la Bourgogne. Rien n'était plus fréquent, rien ne semblait plus excusable dans ces temps où l'idée nationale naissait à peine. Jean Balue fut un de ces hommes qui conseillaient à l'un ce qui plaisait à l'autre, et recevaient des deux mains. Né en 1421, dans le Poitou, ou, comme le dit W. Scott, fils d'un tailleur de Limoges, comment s'éloigna-t-il de sa province et se rapprocha-t-il de la cour? Où Louis XI put-il le distinguer? C'est ce que l'histoire ne dit pas et ce qu'il est inutile de savoir; ne peut-on pas le supposer? Il faut croire qu'entré dans les ordres, il obtint quelque cure aux environs de Tours ou d'une résidence royale. Ce qui est certain, c'est la rapidité de sa fortune; Comines rapporte que le roi s'y fioit moult fort et faisoit plus pour lui que pour prince de son sang et lignage. En 1467, il était évêque d'Angers, cardinal, ministre d'État, presque aussi puissant auprès de Louis que le fut Wolsey dans les conseils de Henri VIII. Pourvu de nombreux bénéfices, il n'avait pas négligé son frère Nicole Balue, devenu par son influence maître des comptes (1467), seigneur de Gouaix, Montramé, Servolles et les Porcherons. C'est au moment de sa plus grande faveur qu'il se tourna vers Charles le Téméraire; on ne sait ce qui le décida, et si l'on veut absolument trouver à sa conduite une raison quelconque, il faut s'en rapporter à W. Scott, et lire dans Quentin Durward le récit d'une chasse où l'amour-propre du cardinal fut mis à une rude épreuve par la causticité du roi. Quoi qu'il en soit, avec ou sans arrière-pensée, il sut conduire son maître à Péronne; ce fut lui qui élabora le traité honteux et décida que Louis accompagnerait le duc de Bourgogne au siége de Liége. « Qui pis est, le roi, messeigneurs de Bourbon, de Lyon, Beaujeu et évêque dudit Liége et toute la seigneurie, étant devant ladite cité, furent en moult grand danger d'être morts et tous pris. » Balue, au retour, empêcha le roi d'entrer à Paris et l'en fit passer à deux lieues. Lorsque Louis XI, éludant le traité de Péronne, proposa au duc de Berry, son frère, le gouvernement de la Guyenne en échange de la Brie et de la Champagne, il eut à lutter contre une influence occulte. C'était celle de la Balue, qui écrivait au duc de Guyenne et l'exhortait à s'en tenir à l'apanage que lui avait procuré le duc de Bourgogne; « il lui faisoit remontrances, tou

"

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chant ce cas, qui lui sembloient nécessaires : lesquelles étoient contre le vouloir et l'intention du roi. » (Comines.) Poussant jusqu'au bout la trahison, il correspondit avec Charles le Téméraire et l'excita à prendre les armes. Mais le messager par lequel il expédiait« ces grandes et merveilleuses diableries » fut saisi avec les lettres. Aussitôt le cardinal fut arrêté, et conduit prisonnier à Montbazon sous la garde de M. de Torcy.

La ruse ne va pas sans la défiance; mais parfois le fourbe s'endort et se repose aveuglément sur un complice son réveil est alors terrible; la finesse trompée se change en rage. Malgré toutes les réclamations du saint-siége, le cardinal fut jugé, condamné, et, si l'on s'en rapporte à la tradition, enfermé dans une cage (avril 1469). Tanneguy du Châtel, gouverneur du Roussillon, Guillaume Cousinot, de Torcy et Pierre Doriolle, général des finances, ses rivaux de faveur, instruisirent son procès et se partagérent ses dépouilles. L'un d'eux, trésorier des guerres, eut le prix de la vaisselle d'argent; Tanneguy emporta la tapisserie et le mobilier; la librairie (bibliothèque) passa à Pierre Doriolle. Un baron de Crussol obtint, pour sa part, « un beau drap d'or contenant vingt-quatre aunes et deinie, qui valoit bien douze cents écus, et certaine qualité de martres sebelines (zibelines), et une pièce d'écarlate de Fleurance (Florence). » Les robes et quelques meubles furent vendus pour payer les officiers et commissaires qui avaient vaqué à la confection de l'inventaire. Le public vit de bon ceil la disgrace du prélat intrigant et de son complice, Guillaume de Hacancour, évêque de Verdun; on connaît ce couplet:

Maître Jean Balue

A perdu la vue
De ses évêchés.
Monsieur de Verdun
N'en a pas plus un :
Tous sont dépêchés!

En 1480 seulement, et après une maladie grave, craignant la damnation éternelle pour avoir touché à l'oint du Seigneur, Louis XI mit fin à sa longue vengeance; et, moyennant un bref d'absolution « envoyé par notre trèssaint-père le pape à sa requête, il délivre le cardinal, dont l'histoire ne parla plus.

La famille de Jean Balue ne perdit rien de ce qu'elle avait acquis; mais peut-être fut-elle arrêtée dans l'accroissement de sa fortune : quelques détails sur ses possessions et ses alliances ne seront pas ici déplacés, et compléteront la petite somme des renseignements qu'il est possible de recueillir sur le nom de Balue. Nicole Balue, dont nous avons parlé, frère du cardinal, et maître des comptes en 1467, épousa Philippe Bureau, fille du seigneur de Montglat et peut-être descendante du fameux Bureau, maître de l'artillerie sous Charles VII. Il eut sept enfants: 1° Jean Balue, curé de Saint-Eustache à Paris, protonotaire du saint-siége, grand archidiacre d'Angers et de Souvigny, lequel rendit foi et hommage de Gouaix le 18 mai 1507 (son père était mort en 1506), et posséda Hermé du chef d'un frère mort sans enfants; 2° Jean Balue le jeune, maître d'hôtel du roi et de la reine de Navarre, écuyer tranchant du Dauphin, seigneur de Gouaix en 1528, après la mort de son frère aîné, second chef de la famille ; 3° Philippe Balue, seigneur d'Hermé et de la Motte-Bonnot, qui mourut jeune; 4° Marie, mariée à Gilles de la Villeneuve; 5° Germaine, qui épousa successivement Charles, bâtard d'Alençon, et Claude Brisson, seigneur du Plessis-aux-Tournelles (près Provins); 6° Étiennette, dame des Porcherons, épouse de Gérard le Cocq, seigneur d'Esgrenay, maitre des requêtes; 7° Marguerite, morte sans alliance. Jean Balue le jeune, fils cadet de Nicole et

héritier de ses deux frères, eut de Marie Malingre, fille d'un conseiller au Parlement, trois enfants, dont l'un fut page de la reine de Navarre; l'aîné des fils de Jean, Louis, seigneur de Gouaix, épousa Isabelle Spifame, fille du sire de Bisseaux. Il eut quatre enfants, trois filles et un fils mort sans postérité. Il avait d'ailleurs vendu sa seigneurie; sa fille Charlotte fut mariée à Charles Berthier, seigneur de Bizy en Normandie; avec lui finit la descendance mâle de Balue, dans le courant ou vers la fin du seizième siècle.

PEINTURES DU CHATEAU DE CHANTILLY.

L'une des salles du château de Chantilly est décorée d'agréables peintures où un artiste du dix-huitième siècle a représenté, non sans une certaine ironie, les amusements et les soins minutieux qui occupaient, au siècle dernier, les hommes et les femmes de la bonne compagnie. Ici, les plaisirs de l'hiver, le traîneau, la chasse, les cartes; là, un épisode de la vie d'automne, la récolte des fruits; plus loin, le plus constant souci des marquises et leur plus cher travail en toute saison, la toilette et le bain. Ces scènes gracieuses d'existences désoœuvrées amènent un léger sourire sur les lèvres du spectateur. On sent que le peintre a eu sous les yeux tous les personnages, qu'il a étudié de près leurs grâces musquées, leurs ridicules aimables aussi nous les donne-t-il au naturel. Ce galant conducteur de traîneau (p. 12) est quelque vicomte invité aux fêtes de Chantilly; celui-là, quelque bon courtisan comme M. de Melun, plein de cette gravité frivole qui rappelait encore la roideur de la dernière cour; celle-ci, vive et pimpante, est quelqu'une de ces coquettes à qui leur nom et leur naissance permettaient, comme toujours, des manières équivoques et inconnues aux bourgeoises. Les convives des Condé devaient se reconnaître sur les murs de leur hôte; pas un n'entrait sans s'écrier: «Eh! c'est Mme de***; voici bien sa tournure et son regard malin.» La voisine lui répondait : « Voici qui vous ressemble », et riait aux dépens du rieur.

Nous qui n'avons pas vécu dans l'intimité des modèles, nous ne pouvons dire ni le nom, ni l'âge des portraits, grand désappointement pour les amateurs de mémoires et de détails anciens! Nous sommes forcés de mettre au défi les devins du Cyrus ou de l'Astrée, et ceux qui, de nos jours encore, pareils aux héros des bals costumés, percent les déguisements les plus singuliers et se plaisent à déconcerter les masques. Ici le peintre brave l'œil d'un Lyncée, la double vue d'un magicien ; par discrétion sans doute, ou pour narguer la pénétration des savants, il a donné aux personnages des têtes et des mains de singes, tout en leur conservant des allures et des physionomies humaines; enfin, il a voulu railler son temps, aussi fertile que tout autre en grimaces, en mines, en postures saugrenues. Le fait est qu'on peut sortir de la chambre persuadé que le singe et l'homme du monde ne different absolument que par le museau et la griffe; on se demande si toute une tribu de la ménagerie (et Chantilly possédait une fort belle collection d'animaux rares) ne s'était pas cachée sous les fauteuils, dans les coins, derrière les draperies, pour s'initier aux belles façons, et si, les fêtes terminées, les hôtes disparus, le château vide, les élèves invisibles ne vinrent pas jouer une petite comédie d'imitation; à vrai dire, je crois qu'ils égalent leurs maîtres et n'ont rien à leur envier. Le fils du grand Condé, l'un des hommes les plus hargneux, les plus patelins, les plus bizarres qu'aient produits les nobles races, ne se serait-il point, par hasard, donné le plaisir d'élever des

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singes à l'image de ses flatteurs et de ses ennemis, pour corriger impunément à coups de fouet leur afféterie et leur insolence? Tout est croyable d'un pareil homme. Qu'on lise seulement les quelques lignes que Saint-Simon lui consacre; si malveillant que soit le duc et pair, on ne lui connaît pas de raisons pour médire si cruellement d'un prince qui n'était ni bâtard ni légitimé. Son Altesse, malade ou folle, se croyait chien par instants, aboyait, et se fourrait sous les meubles, comme eût pu le faire un brahmane dégradé par la métempsycose; ensuite il redevenait le plus charmant, le plus noble, le plus affable des mortels; ses réceptions étaient riches et bien entendues, et son château, tel que ses soins l'avaient fait, pouvait effacer par ses agréments les bizarreries du maître. Une forêt de sept mille arpents, coupée d'avenues immenses réunies en un rond-point qu'on nommait la Table, s'étendait à perte de vue autour de Chantilly. Une terrasse surmontée de la statue en marbre du connétable de Montmorency, ancien possesseur de ce domaine; la fameuse pelouse dont le gazon dru et court est si favorable encore aux courses de chevaux; le grand château, flanqué de hautes tours, formé par Mansart en pentagone régulier; et le petit, legs de la maison de Montmorency, d'un aspect moins noble, mais d'un aménagement intérieur beaucoup plus riche et plus élégant; des galeries de tableaux peuplées par les victoires du grand Condé, des salons chinois, des chambres dorées, des serres, des orangeries, faisanderies, ménageries, et d'innombrables fontaines qui ne se taisaient ni jour ni nuit; enfin des jardins dessinés par le Nôtre, baignés de canaux limpides, l'étang de Sylvie et le grand canal, d'autres merveilles encore telles étaient les ressources et les magnificences de Chantilly. On peut juger de la dépense, du luxe d'une fête donnée par les Condé; c'étaient de magnifiques seigneurs, et leurs trois millions de rente suffisaient à peine à embellir leur séjour de prédilection. Louis XIV et Louis XV daignérent accepter de leurs illustres parents une hospitalité souvent ruineuse pour l'amphitryon, des feux d'artifices de seize mille livres, des folies véritables.

Richesses des Condé, réceptions royales, intrigues de cour, tout cela est loin de nous. L'un des châteaux est détruit, le parc a disparu; il est vrai que les écuries célèbres ont été préservées de la destruction. Ainsi l'esprit caustique qui voudrait embellir de peintures ce que nous a laissé le temps ne poserait plus ses singes devant des miroirs ou des tapis verts; il nous les montrerait à cheval, une casquette de jockey sur la tête!

Ce seraient toujours des singeries, et le royaume des singes prospère encore. Entrons-y, cher lecteur; nous y rencontrerons bonne compagnie la Fontaine d'abord, qui se plaisait aux tours de Fagotin, et qui a peine à se défendre des caresses de Gilles, singe de Jupiter; puis Watteau, Chardin, Decamps, Grandville, pris de fou rire devant les singes peintres ou musiciens. Imaginons ici ce que l'on ne nous a pas raconté. Il s'agit, ce nous semble, de fêtes nuptiales. Le peuple quadrumane est en grande joie; le roi des Macaques va épouser la princesse des Guenons. Quelques jours plus tôt nous aurions vu l'arrivée de l'ambassadeur qui venait complimenter la future; mais nous n'y perdrons rien, son discours a été imprimé; on y lit des choses toutes gracieuses:

Madame ('), de vos yeux connaissez la puissance
Par l'amour dont Magot ressent la violence.
Ces singes et ces chats, ce cortége pompeux,
Ces oiseaux, tout ici vous parle de ses feux.
Lui qu'on voyait jadis gros, gras, dispos, allègre,
Maintenant inquiet, tout défait et tout maigre,

(*) Mme d'Aulnoy, Babiole.

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