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a même un conte très-accrédité là-dessus, un conte à deux personnages, monseigneur saint Quentin, premier apôtre de ce pays, et monseigneur le Diable, ce vilain apòtre que tu sais.

Une légende! une légende! J'ai trouvé une légende! m'écriai-je joyeusement.

-Tu cries cela comme Rousseau quand il eut trouvé une pervenche, me dit mon ami.

J'éprouve la même joie que lui, en effet, répondis-je; j'herborise des traditions bizarres, comme d'autres des fleurs curieuses; je collectionne des superstitions, comme d'autres des coléoptères. Donne-moi vite ta légende, pour que je la couche dans mon herbier; donne-moi vite ton récit, pour que je le pique dans ma boîte...

J'y consens très-volontiers, mais à la condition que nous marcherons véritablement au lieu de nous promener, car le souper nous attend.

Et il commença :

Il y a longtemps, saint Quentin, qui, avant d'être saint, avait été mari et père, saint Quentin, dis-je, s'en vint dans cette contrée pour y semer dans les âmes la parole de vie, pour y prêcher l'amour de Dieu, pour y populariser la doctrine et le nom du Christ. Son premier soin, en arrivant, fut d'édifier de ses propres mains, sur le sommet de la montagne, une petite église...

Je l'ai vue, dis-je en interrompant maladroitement. Tu ne l'as pas vue, par la raison que la première église bâtie par saint Quentin n'existe plus, et que celle que tu as vue est postérieure de beaucoup à la mort de ce saint homme.

:

Saint Quentin édifia donc une petite église au sommet du │ rocher, et quand elle fut achevée, il attendit les habitants des environs pour les catéchiser et les faire chrétiens. Malheureusement le rocher se dressait d'un seul morceau, comme une fle inaccessible, et la Laison, au lieu d'être une rivière utile comme aujourd'hui, était une sorte de lac dont l'eau se perdait, faute d'issue, dans les plaines avoisinantes, qu'elle submergeait presque entièrement. Saint Quentin se trouvait ainsi tout à fait isolé des ouailles dont il voulait être le pasteur spirituel. Cet état de choses durait déjà depuis un assez long temps, lorsque l'esprit du mal, le diable, puisqu'il faut l'appeler par son nom comme la peste, s'en vint rôder dans le voisinage de la chapelle un jour il déclara à saint Quentin que, s'il le désirait, il fendrait la montagne en deux, et y ménagerait une brèche si énorme que la Laison pourrait y couler à son aise et permettre ainsi l'accès de l'église aux populations riveraines. Saint Quentin lui demanda quel salaire il entendait retirer de cette besogne surhumaine. Le diable lui répondit tranquillement qu'il ne lui demandait rien que l'âme de sa fille aînée. Le saint, blessé dans ses entrailles de père et de chrétien, repoussa, comme il convenait, la perfide et cruelle proposition de l'ange des ténèbres, qui s'enfuit en lui disant qu'il reviendrait... Il revint, en effet, à plusieurs reprises, et, chaque fois, il fut repoussé... Cependant, au hout d'un mois ou deux, saint Quentin consentit à ce que lui proposait le diable; mais à deux conditions formelles, sur lesquelles il n'entendait rien rabattre premièrement, Satan s'engagerait à remplir d'eau certain vase qu'il y avait dans la chapelle; secondement, il blanchirait dans la rivière, le jour où elle coulerait pour la première fois dans le lit nouveau qui allait lui être creusé, une toison dont le saint s'était réservé le choix. Le Vilain, comme on dit ici à propos du démon, accepta sans discussion ces deux conditions qui lui paraissaient puériles, rien n'étant plus facile pour lui, il le croyait du moins, que de remplir un vase quelconque et de blanchir la première toison venue... Il pensait, à part Jui, que le saint homme avait fait là un marché de dupe,

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et qu'il lui livrait, pour un prix bien mesquin, l'âme de la belle enfant. En conséquence de ces mutuelles conventions, le Vilain se mit à l'œuvre, et, du soir au matin, la montagne rocheuse se trouva fendue en deux comme un lopin de beurre avec un fil d'archal; mais, lorsqu'il s'agit de remplir le vase que saint Quentin avait été querir, Satan fit la grimace, car ce vase était un crible, proche parent du tonneau des Danaïdes; quant à la toison, il n'essaya pas même de la blanchir, et sa grimace fut plus diabolique encore, car cette toison était une peau de bouc... Le Malin, cette fois-là, dut convenir qu'il ne méritait pas son nom, et amèrement regretta le marché qu'il avait fait avec saint Quentin. Non-seulement il n'avait point l'âme de la fille de l'apôtre, mais encore ce dernier se trouvait, grâce à lui, en communication avec un troupeau d'âmes chrétiennes.

CONSOMMATION DU PAPIER

AUX ÉTATS-UNIS.

La consommation du papier aux Etats-Unis est supérieure à celle de la France et de l'Angleterre réunies. La France, avec 36 millions d'habitants, ne produit annuellement que 75 000 tonnes de papier, dont un septième pour l'exportation. Dans l'Angleterre, l'Irlande et l'Écosse, avec 28 millions d'habitants, on produit bien près de 100 000 tonnes de papier. A ce chiffre total, 175000 tonnes, représentant la production de 64 millions d'Européens, le peuple américain oppose une production de plus de 200 000 tonnes pour 28 millions d'habitants.

Il y a aux États-Unis 800 papeteries en activité, ayant 3000 machines, et produisant annuellement 270 millions de livres de papier qui, à 10 cents la livre, font 27 millions de dollars. La quantité de chiffons nécessaire pour produire ce papier monte à 405 millions de livres. Il faut une livre et un quart de chiffons pour faire une livre de papier. La valeur de ces chiffons à 4 cents la livre est de 16 200 000 dollars, et le coût du travail, à 1 cent trois quarts la livre, monte à 3 375 000 dollars. Le prix de la main-d'œuvre et celui des chiffons sont de 19 575000 dollars; ce qui, ajouté au prix de la fabrication, qui est de 4 050 000 dollars, porte à 23 625 000 dollars le prix total du papier fabriqué. (Dictionnaire du commerce et de la navigation, article PAPIER.)

On pourrait connaître la beauté de l'univers dans chaque âme si l'on pouvait déplier tous ses replis. LEIBNIZ.

LES ANIMAUX MICROSCOPIQUES.

On a cru longtemps que ces immenses profondeurs océaniques qui occupent la plus grande partie de la terre étaient inhabitées, parce qu'on n'y rencontrait ni mollusques, ni poissons. Des observations plus attentives et qui ne datent que d'hier ont fait voir que ces régions, bien loin d'être désertes, étaient au contraire les plus peuplées de la terre. Elles forment, en effet, la patrie principale de ces êtres singuliers que leur petitesse a longtemps dérobés à nos regards. Ils habitent et pullulent au sein de ces abîmes où règne pour nous l'éternelle nuit, et s'étendent jusque dans les zones glacées qui environnent les deux pôles et dont il nous semble que la température glaciale devrait chasser toute organisation vivante. Les eaux qui découlent des glaces flottantes ont offert aux naturalistes plus de cinquante espèces différentes de polygastriques, et le golfe de l'Erebus, dans l'archipel Arctique, en a donné, à

500 mètres de profondeur, plus de soixante-huit. Quelquesunes sont de si petite taille qu'une procession de quinze mille individus l'un à la suite de l'autre n'occupe que l'étendue d'un centimètre. Cela seul nous donne une idée du chiffre excessif de la population totale. Il faut conclure de ces faits que ce qui constitue pour nous le froid et la nuit ne représente ni le froid ni la nuit à ces êtres si différents de nous; tant il y a de ressources dans la nature pour adapter la diversité des organisations à la diversité des circonstances au milieu desquelles ces organisations sont destinées à vivre et à se perpétuer.

DANS UN GRENIER.

NOUVELLE.

Suite. Voy. p. 34.

Mais voici des roues et des pieds de chevaux qui craquent sur la neige durcie. Hanneke regarde. Ce sont quatre grands chariots remplis de fumier que l'on mène en hâte à la digue. Hé! hue! hallo! crient les charretiers, et leurs voix retentissent au loin.

- Où en est la digue? demande la fermière.

Vaincre ou mourir! s'écrie le premier des conducteurs. Elle plie, ajoute le second. Que le bon Dieu la soutienne! ou nous aurons beau faire!

Mon Dieu! le danger est-il donc si grand! s'écrie Hanneke Dalhof.

Hue donc, hue done! crient ceux qui sont en arrière. On excite encore les chevaux :

Allez! hue! hallo! hue done! Les pauvres bêtes, avec une pareille charge, vont presque au trot. Et les charretiers! Les gouttes de sueur qui descendaient sur leur front, quand ils chargeaient le fumier, sont devenues des perles de glace depuis que, trop lentement à leur gré, ils le conduisent à la digue pour l'élever

encore.

-Ça va toujours plus mal sur la digue, lui crie-t-elle avec force.

---Non, non, dit la vieille en regardant les vitres, elles ne dégèlent pas.

- Sur la digue! reprend Hanneke, avec un tel éclat devoix que le poupon en jette des cris perçants.

vrai?

Ah! oui, la digue, dit la vieille. L'eau est haute, pas

Tandis qu'Hanneke apaise l'enfant et lui redonne le sein, elle fait signe de la tête à la vieille qu'il y a du danger.

-Oui, oui, dit la grand'mère en branlant la tête, je m'en souviens encore bien; c'était l'année... voyons un peu quelle année... je l'ai dit cent fois... l'année qu'Arie avait la rougeole. On s'occupait aussi beaucoup de la digue. Son père disait que le danger était bien près. Y avait-il de la glace, cette année-là!

Il y a encore plus de danger aujourd'hui, s'écrie Hanneke.

Oui, oui, c'était comme ça, dit la vieille.

Et elle se tourne vers Gertrude :

Tu vas te brûler, petiote, ne mange pas si vite. Elle réfléchit ensuite, et ajoute :

- C'était en l'an 38.

Allons, je ferai mieux de la laisser en repos, pense Hanneke. La vieille a déjà tant de soucis. Espérons que tout finira bien. Dieu est si bon! il y a dans la Bible qu'il est «< tout amour. »>

Une effrayante rumeur au dehors tire brusquement la mère de sa rêverie. L'horreur paralyse ses membres.

Quoi! qu'y a-t-il? s'écrie-t-elle d'une voix étranglée. Vite elle se lève, dépose sur la couchette l'enfant qui n'a plus besoin d'elle, et fait quelques pas vers la porte; elle entend encore ce bruit et ces clameurs, et n'ose aller plus loin. Elle joint les mains, les presse sur sa poitrine, écoute en retenant son haleine... La porte s'ouvre. C'est lui, c'est Arie!

Il entre précipitamment et hors d'haleine. Son visage est

Bon Dieu! se dit la femme avec angoisse, que de- pâle comme la mort. viendrions-nous si elle allait rompre!

Elle regarde de nouveau la longue levée noirâtre. Plus elle regarde, et plus elle voit distinctement la foule qui s'agite. Oui, ils font ce qu'ils peuvent; et Arie, son Arie, se donne peut-être le plus de peine de tous.

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Il y a des femmes aussi qui travaillent », a-t-il dit. Des femmes aussi, pense Hanneke. Elles font bien. Oui; mais elles n'ont pas comme elle une mère sourde à la maison, ni un petit Willem malade, ni un nourrisson de trois mois. Non, elles n'ont pas tout cela. Mais si pourtant Arie disait qu'il le faut?... Eh bien alors... alors j'irais, pour sûr. Mais il n'en est pas encore besoin, Dieu merci! Le soleil brille précisément comme hier. Le beau ciel! le beau coup d'œil par cette neige! C'est pourtant encore plus beau quand vient le printemps, lorsque les poiriers fleurissent. Quelle différence, lorsque tout est vert! Mais j'entends la petite, je crois...

La bonne mère rentre vite. Cinq secondes après elle est assise près du berceau, et elle prend dans ses bras l'enfant, gentille petite avec ses joues roses.

La vieille mère Dalhof, dont toute l'attention se concentre sur ses pommes, s'aperçoit à présent qu'elles sont cuites à point. Elle les retire prudemment du feu une à une avec la pelle. Albert et Gertrude suivent d'un regard avide tous les mouvements de la grand mère. Enfin, ils ont maintenant chacun une pomme et crient de toutes leurs forces:

-Merci, grand'maman.

Ce cri arrache Hanneke à ses pensées et la ramène à la paisible scène du foyer. Son nourrisson au sein, elle va se placer en face de la vieille, et, lui montrant la fenêtre :

Arie, Arie! s'écrie Hanneke. D'abord, Arie ne peut parler. Puis:

velles!

N'aie pas peur, Hanneke, du calme. Mauvaises nou

Il tombe sur une chaise et s'essuie le front avec sa manche.

Qu'y a-t-il, Arie?....... La digue?.......

Oui, mon Dieu, oui! dit Arie en frémissant, elle est rompue. Entends-tu le bruit de l'eau et de la glace qui arrivent? Mon Dieu! mon Dieu!

Et l'homme est sur le point d'éclater en sanglots. Hanneke reste d'abord quelques instants pétrifiée; ensuite,

énergie de la femme! ensuite, elle saisit son mari par le bras, et d'une voix émue, mais ferme :

Arie, sauve ce que tu peux; l'eau ne sera pas si vite ici. Allons, mon homme, du courage! Attends... prends d'abord une tasse de café.

Arie revient à lui.

Non, il n'y a pas de temps à perdre. Dans peu de minutes l'eau aura pénétré dans la maison, et le temps d'agir sera passé.

Grand'mère Dalhof a vu revenir Arie, et s'aperçoit bien aussi qu'il est arrivé quelque chose de fàcheux, mais elle ne comprend pas ce que c'est. Arie s'essuie encore le front. Il n'en peut plus, ce cher enfant! dit-elle en secouant la tête. Attendez un peu.

Et d'un coup de pincettes elle fait jaillir la flamme des tisons.

-L'eau chante déjà; le café lui fera du bien, dit-elle ¡à Hanneke.

- Allons! holå! hé! en avant! hue donc!

Non, pauvre vieille, tu as beau tisonner, tu ne peux res- | aspirent cette atmosphère glacée qu'elles ne connaissent ter auprès du feu. Lorsque Arie lui crie dans l'oreille que pas; elles clignent des yeux devant l'éclat inconnu de la c'est l'eau qui approche, elle répond que oui, l'eau va neige. bientôt bouillir; et lorsqu'il croit qu'elle s'est enfin rendu. compte du danger, et que du doigt il lui montre le grenier, où il va falloir chercher un refuge, elle hoche la tête et ajoute tranquillement que, « bien sûr, le bon Dieu détournera le danger.» La pauvre vieille n'a jamais vu la rupture d'une digue.

Il n'y a pas de temps à perdre. Ils avaient compté sur des quarts d'heure, il ne leur reste que des minutes. L'eau commence déjà à s'infiltrer sous la porte dans l'étroit couloir.

Que sauvera la femme en premier lieu? Elle emporte son nourrisson sur les bras, elle vole dans la grange, et monte la large échelle conduisant au grenier. Elle pose sur un tas de feuilles de pois secs l'enfant enveloppée dans sa couverture de laine. Il fait froid: elle met encore son tablier sur la petite; puis elle redescend vite en bas pour s'occuper des autres enfants et de la vieille. Le paysan (pardonnez au paysan!) prend soin de son bétail.

Les bœufs et les porcs sont déjà hors des étables. Par là, le long du chemin de l'église, ils pourront encore atteindre à temps la partie solide de la digue. Comme ils vont lentement! Sont-ils stupides et effarés!

En avant, la Rouge! Ne va-t-elle pas reculer, à présent! Pauvres bêtes! elles glissent à chaque instant; elles

Mais Arie n'est pas seul avec son bétail sur le chemin de l'église. Quelle foule agitée! On arrive de tous côtés pour mettre hors d'atteinte le bétail et les objets précieux. La suite à la prochaine livraison.

COUPE EN CORNE DE RHINOCEROS. Cette coupe, œuvre d'un artiste du Thibet, a été achetée à Java. Ses dimensions sont de seize centimètres dans sa plus grande longueur, de neuf centimètres en largeur, et de sept centimètres et demi en hauteur. Sa couleur est d'un brun rougeâtre. L'artiste paraît avoir voulu représenter, sur les parties supérieures de la coupe et de l'anse, des tigres ou des panthères. En examinant avec attention la bande qui entoure la coupe, on croit reconnaître, des deux côtés, une sorte de masque monstrueux indiqué vaguement à l'aide de traits bizarres.

On sait que, d'après une tradition très-ancienne, le poison versé dans une corne de rhinocéros est supposé perdre aussitôt tout pouvoir malfaisant. Aussi les coupes faites de cette matière étaient-elles jadis d'un plus haut prix en Orient que les vases d'or ou de jaspe. On n'a plus apparemment autant de confiance aujourd'hui dans cet antidote;

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la coupe dont nous donnons le dessin n'a été vendue que n'est pas là une de ces cuisines de pauvres bourgeois où cinquante francs par le marchand javanais.

UNE CUISINE.

Cette Cuisine, malgré la présence obligée de deux figures humaines, n'est qu'un prétexte à peindre ce qu'on appelle « la nature morte. » La salle est vaste et bien éclairée : ce

tout est en révolution quand il faut recevoir deux ou trois convives, mais bien plutôt celle de quelque grand seigneur ou de quelque gros financier, qui sait son monde et aime la bonne chère. La table, quoique en chêne épais, a l'air de ployer sous le faix dont le peintre l'a chargée à dessein pour faire une exhibition plantureuse de volailles et de poissons de toutes sortes. Toutes ces choses sont appétissantes à l'œil des spectateurs, et peuvent faire commettre

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tions de la table, ne devait pas en avoir une plus spacieuse et mieux garnie. Les personnages que l'artiste a cru devoir y introduire ne sont pas non plus des cuisiniers vulgaires, et nous les supposons dignes des importantes fonctions aux

- Une Cuisine, par M. Philippe Rousseau. - Dessin de Foulquier. Salon de 1861; Peinture.

quelles ils paraissent se livrer, avec la haute sérénité qu'elles exigent ce sont les véritables disciples de Vatel; mais il est à croire que si la marée venait à manquer, un jour de gala, ils n'imiteraient pas volontiers le trop héroïque exemple de leur maître.

Mme DE KRUDENER.

Julie Wittinghoff, baronne de Krüdener, naquit à Riga en 1764. Mariée très-jeune à l'ambassadeur de Russie à Berlin, elle fit sensation dans le monde des qu'elle y parut. Douée d'une rare beauté, d'un esprit remarquable, d'une grande exaltation de sentiments, elle mena d'abord une vie orageuse et passionnée, dont le roman de Valérie, qu'elle publia à Paris en 1803, est un éclatant reflet. On prétend même que ces éloquentes pages sont sa propre histoire. Peu après cette publication, qu'elle se reprocha depuis comme une faute, et par suite d'un malheur qui l'atteignit dans ses plus chères affections, elle embrassa avec ferveur la doctrine de l'Évangile et se voua tout entière à la propagation des préceptes d'amour et de charité qui faisaient la base de sa croyance. Elle parcourut l'Allemagne, prêchant en plein air de village en village, visitant les prisons et répandant d'abondantes aumones. Elle eut bientôt de nombreux disciples à qui elle disait : « Aimez-vous les uns les autres, et soumettez-vous. >> En matière religieuse elle n'admettait pas le raisonnement, qui était, selon elle, un piége de la vanité. Il fallait que tout fut d'élan. Elle prêchait toujours d'inspiration. Ecartant les questions de dogme pour ne développer que des idées mystiques, elle pensait beaucoup au ciel et fort peu à l'enfer. Elle n'accordait qu'une puissance très-limitée au démon, bien qu'elle reconnût un principe du mal, contre lequel l'homme était appelé à réagir sans cesse ici-bas et qu'il devait vaincre. C'était la condition première et le but essentiel de la vie.

Mme de Krüdener n'avait aucune nuance d'affectation, aucun charlatanisme. Elle aimait Dieu d'un amour ardent et ses créatures pour l'amour de lui,

Elle habita longtemps le grand-duché de Bade, d'où elle agitait l'Allemagne par son enthousiasme, et où elle devint le point de ralliement de tous les esprits adonnés au mysticisme. Elle se levait de grand matin, visitait et soignait les pauvres, pansait les plaies des infirmes, leur distribuait des vêtements et de l'argent jusqu'à onze heures. Toute personne qui désirait la voir avait accès près d'elle. Souvent on la trouvait chantant avec sa fille des hymnes pieux dont elle composait la musique et les paroles. Sa voix, encore belle, avait des accents graves et touchants qui allaient à l'âme. Ses prières étaient brùlantes, animées d'une foi vive, d'une charité inépuisable, d'une ardeur qui ne se refroidissait jamais. Chaque malheur lui semblait un appel d'en haut, une voie ouverte au perfectionnement de

l'âme.

Elle était fort préoccupée du salut de l'empereur Alexandre, qu'elle vit pour la première fois lors de son passage en Bavière, en mars 1815. Il raconta l'impression que lui fit cette visite, dans une lettre à Mile Stourdza, demoiselle d'honneur de l'impératrice Élisabeth, qui était elle-même en relation intime avec Mme de Krüdener « Retiré dans ma chambre, je respirais enfin, écrit-il, et mon premier mouvement fut de prendre un livre que je porte toujours avec moi; mais mon intelligence, obscurcie par de sombres nuages, ne se pénétrait point du sens de cette lecture. Mes idées étaient confuses et mon cœur oppressé. Je laissai tomber le livre en pensant de quelle consolation m'avait été, dans un moment pareil, l'entretien

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d'un ami pieux. Cette pensée vous rappela à mon souvenir, je me souvins aussi de ce que vous m'aviez dit de Mme de Krüdener et du désir que je vous avais exprimé de faire sa connaissance. Où peut-elle être maintenant, et comment la rencontrer jamais? - J'avais à peine exprimé cette idée que j'entends frapper à ma porte. C'était le prince Wolkouski, qui, de l'air le plus impatienté, me dit qu'il me troublait bien malgré lui à une heure aussi indue, mais que c'était pour se débarrasser d'une femme qui voulait absolument me voir. Il me nomma Mme de Krüdener. Vous pouvez vous figurer ma surprise, je croyais rêver. Mme de Krüdener! Mme de Krüdener! m'écriai-je. Cette réponse si subite à ma pensée ne pouvait être un hasard. Je la vis sur-le-champ, et comme si elle avait lu dans mon âme, elle m'adressa des paroles fortes et consolantes qui calmèrent le trouble dont j'étais obsédé depuis si longtemps. » (1)

L'empereur eut avec elle plusieurs entretiens dont il sortit ému et rêveur. Elle lui prédit, assure-t-on, la chute de Napoléon Ier, son exil, sa captivité à Sainte-Hélène. On lui attribue une part d'influence dans la formation de la Sainte-Alliance. Seulement, loin d'y voir un moyen de tyrannie et de compression, elle en voulait faire un acheminement à la paix universelle. Elle rêvait l'union des hommes cimentée par la religion. Elle ne croyait pas à la possibilité de régénérer les rois, mais les peuples, à qui, selon elle, l'avenir appartenait seulement elle ne les jugeait pas encore mûrs pour la liberté, qui veut être conquise à force de vertus et d'abnégation.

Plus tard, passionnée pour l'affranchissement des Grecs, elle identifia leur cause à celle de la justice et de l'humanité; elle la défendait avec une extrême chaleur. M. de Metternich craignit ou feignit de craindre qu'elle n'entraînat l'empereur Alexandre. Il fit insérer une note à ce sujet dans les journaux allemands. Cet artifice réussit : l'empereur de Russie s'effraya, alla chez Mme de Krüdener qu'il voyait souvent, et à laquelle il donnait des sommes considérables pour ses aumônes. Il lui représenta que sa présence à SaintPétersbourg faisait ombrage à l'Autriche, qu'elle pouvait lui susciter des embarras avec cette puissance et l'empêcher même de faire pour les Grecs ce qu'il désirait faire. Il lui dit qu'elle savait sa sympathie acquise à cette cause, mais qu'il était lié par des considérations politiques; bref, il attendait de son dévouement qu'elle s'éloignat de la capitale et allat en Crimée. Avant son départ, Mme de Krüdener prédit à l'empereur qu'il serait atteint dans ce qu'il avait de plus cher, puis dans son peuple et enfin dans sa personne, s'il demeurait sourd et aveugle aux avertissements d'en haut. La première de ces prédictions s'accomplit bientot: Alexandre perdit sa fille unique, enfant de cinq ans, qu'il aimait éperdument; les inondations de la Newa survinrent peu après et causèrent de grands désastres à Saint-Pétersbourg. On assure que ces deux catastrophes remplirent l'empereur de terreur et de trouble. La mort rapide et mystérieuse qui le frappa à Taganrog en 1825, un an après que Mme de Krüdener avait cessé d'exister, sembla donner raison à la prophétesse. Lorsque celle-ci partit pour la Crimée, en 1822, elle était malade, affaiblie par de longs jeunes et par l'ardeur de son zèle. L'hiver était dans toute sa rigueur; ne pouvant soutenir le mouvement de la voiture, elle se rendit par eau au lieu de son exil. Pendant le trajet, elle fit plusieurs fois arrêter la barque et descendit à terre pour y prêcher. Cette disgrace ne lui causa pas de chagrin. Depuis longtemps elle vivait détachée de tout soin terrestre. « Partout je serai sous la main de Dieu », disait-elle. Ce n'était plus qu'une âme.

(1) Madame Swetchine, sa vie et ses œuvres, t. Jer, p. 123.

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