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trouver aux ventes publiques et d'y faire leurs acquisitions. Les marchands, voyant leurs boutiques peu achalandées, suivirent l'amateur aux ventes, et se dédommagèrent de son dédain en lui faisant payer chèrement les morceaux friands qu'il enviait. Il en résulta pour les vendeurs des avantages prodigieux. En 1772, le duc de Choiseul fit vendre aux enchères son cabinet composé de cent quarante-sept tableaux, qui produisirent 444 000 livres. Il en avait retiré dix-huit morceaux, des plus précieux, qu'il vendit à l'amiable 85 000 livres. Le tout avait coûté au duc de Choiseul 190 000 livres.

Nous voici arrivés à la brillante époque du commerce de la curiosité, aux premières années du règne de Louis XVI. Les amateurs étaient alors nombreux, et n'hésitaient pas à payer fort cher tout ce qui leur plaisait. Cependant cette ardeur se ralentit un peu après la mort de Blondel de Gagny, de Randon de Boisset et du prince de Conti. Ces trois grands curieux avaient réuni les plus merveilleuses collections de belles et riches choses que jamais particuliers eussent possédées. Je ne parle pas des ta

bleaux de choix, la plupart hollandais, flamands ou français, et assez nombreux pour en former une dizaine de galeries très-remarquables; mais des bronzes rares, des meubles de Boule, des porcelaines de Chine, des laques du Japon, qui s'y trouvaient à profusion. Les débris de ces immenses cabinets se trouvant partagés entre les amateurs par les ventes qu'on en fit dans les années 1776 et 1777, il y eut par la suite un peu moins d'empressement, et l'encombrement du marché fit un peu baisser le cours. Mais le goût de la curiosité se réveilla plus vif que jamais après cette courte léthargie, et la valeur des objets d'art haussa rapidement.

De 1779 à 1789, deux marchands surtout ont été maîtres dans le commerce de la curiosité; leur règne s'est prolongé même à travers la révolution, jusqu'à la fin de l'empire. Actifs, entreprenants, intelligents et connaisseurs, ils ont beaucoup contribué à raviver et à entretenir la passion des arts chez les grands seigneurs et les opulents financiers des derniers temps de l'ancien régime. Ces marchands sont Lebrun et Paillet. Ils firent de fréquents

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voyages dans les pays étrangers, et la quantité des objets de toute espèce qu'ils en rapportèrent doubla la masse des richesses rassemblées dans les collections de Paris.

En 1780, Paillet acheta l'hôtel de Bullion, situé rue de la Plâtrière, aujourd'hui rue Jean-Jacques-Rousseau. Cet hôtel, bâti originairement vers 1630, pour Claude de Bullion, surintendant des finances, était décoré de deux galeries peintes par Simon Vouet et Jacques Blanchard. Paillet fit reconstruire la plus grande partie des bâtiments, et forma une espèce d'établissement consacré aux ventes publiques. Il y avait six salles disposées à cet effet. Les ventes de tableaux et autres objets curieux se faisaient dans la plus grande, qui était éclairée par le plafond. Lebrun, logé rue de Cléry, à l'ancien hôtel de Lubert, dont il était propriétaire, y fit bâtir aussi une salle

spacieuse, propre aux ventes publiques de tableaux et autres productions des arts; elle fut ouverte en avril 1787. Ces nouvelles salles étaient mieux appropriées à leur destination; les ventes qu'on y faisait voulaient de l'espace, une belle lumière et certain confort; car les amateurs qui les fréquentaient étaient bien aises d'y retrouver quelque apparence de ce luxe et de ces agréments qu'ils quittaient en sortant de chez eux. Cependant, s'il faut en croire Mercier, qui, à la vérité, aime à charger ses tableaux, l'hôtel de Bullion, en 1782, se trouvait aussi encombré de marchands de bric-a-brac, de chaudronniers, de petits revendeurs, aussi plein de cris et de tumulte assourdissants, que l'était, il y a une quinzaine d'années, l'hôtel voisin de la place de la Bourse, héritier de son nom, de sa célébrité et de sa destination.

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Exposition universelle de 1862. Meuble en ébène par Fourdinois. - Dessin de Catenacci.

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TOME XXX.-DÉCEMBRE 1862.

50

Parmi les produits de l'industrie française qui-ont obtenu et mérité le plus de succès à l'Exposition universelle de 1862, il faut placer le meuble dont nous donnons ici la gravure. Ce meuble, dessiné et sculpté par M. Henri Fourdinois fils, est en ébène. Il consiste, comme on le voit, en deux corps superposés, dont quatre colonnes posant sur une base et supportant un entablement forment les divisions naturelles.

Le panneau placé au milieu du corps inférieur est orné d'un bas-relief représentant l'Enlèvement de Proserpine, et, dans les quatre écoinçons qui l'entourent, des figures de femmes personnifient les Arts et les Sciences. Sur les panneaux de chaque côté, entre les deux colonnes, sont sculptées de riches et élégantes arabesques. Des rinceaux de feuillages et de fruits, reliés au centre par un mascaron, couvrent la plate-bande qui forme l'entablement.

L'étage supérieur est posé en retraite sur l'autre. Les colonnes plus resserrées vers les extrémités ne laissent entre elles, de chaque côté, que la place de deux niches contenant les statuettes en ronde bosse de Mars et de Bellone. L'arcade des niches est surmontée d'un petit fronton au-dessus duquel on voit deux figurines d'enfants séparées par une tête de biche. La disposition réciproque des colonnes dans les deux corps du meuble est d'un heureux effet; mais elle a le défaut, en laissant au milieu du corps supérieur un plus large espace, d'isoler et d'amoindrir la partie centrale du couronnement, qu'un intervalle assez considérable sépare des volutes sur lesquelles on voit assises les figures de l'Abondance et de la Paix. En effet, cet écusson, entre deux supports à chapiteaux de face, et deux supports latéraux à tête de griffon et à pied de lion, forme au haut du meuble une sorte de petit édifice qui ne se rattache pas assez à l'ensemble et paraît plutôt être un meuble à part. Le compartiment central est divisé en deux panneaux où l'on voit sculptées en bas-relief les figures d Apollon et de Diane. Une autre figure, sculptée dans un cartel au milieu de l'entablement, représente la Nuit. Ce bas-relief correspond, dans l'ordonnance générale du meuble, aux petites figures de femmes couchées que l'on voit au centre des ornements du soubassement. On ne peut trop louer le goût qui a présidé à toute la composition de ce meuble, le choix des ornements, l'élégance des figures, et ce fini dans l'exécution d'autant plus remarquable que moulures, bas-reliefs, figures de ronde bosse, tout est taillé en plein bois, procédé de grand art qui ajoute singulièrement à la difficulté, mais aussi à la beauté du travail. Il y a loin d'un ouvrage semblable, sculpté par la main de l'artiste même qui l'a conçu, à ces faciles chefs-d'œuvre qui sollicitent trop souvent notre admiration, incohérents mélanges de figures d'emprunt et d'ornements mal ajustés. Ajoutons que peu d'hommes aujourd'hui se forment par des études aussi sérieuses le goût et la main, et se mettent en état de lutter ainsi avec les féconds et délicats artistes de la renaissance.

Le meuble de M. Fourdinois, composé dans le style du temps de Henri II, peut être, en effet, comparé, sans trop de désavantage, aux productions de cette élégante époque. C'est alors que l'ébène, jusque-là assez rarement employée par les sculpteurs et seulement pour de petits objets, devint le bois le plus recherché sa dureté, le poli dont elle est susceptible et qui fait ressortir les parties mates de l'ornementation, sa couleur sombre et unie, convenaient à un art arrivé à une assez grande perfection pour tout enrichir par la beauté du travail. De ce temps date l'ébénisterie, ou, pour mieux dire, c'est alors que le métier des huchiers changea de nom, et que ceux d'entre eux qui s'appliquaient aux ouvrages les plus délicats s'appelèrent ébénistes. Quelquefois on égayait la sévérité de

l'ébène en y appliquant des incrustations de pierres dures ou de marbres de différentes couleurs. M. Fourdinois, suivant de semblables modèles, a placé en plusieurs endroits (dans les encadrements des panneaux, au-dessus des colonnes du corps supérieur du meuble et aux piédestaux portés par des Chimères, sur lesquels sont assis Diane et Apollon) de petits compartiments de jaspe et de lapislazuli.

L'intérieur du meuble n'est pas travaillé avec moins de délicatesse ni de goût. Les battants, en s'ouvrant, laissent voir des incrustations d'ivoire gravé et des mascarons en argent ciselé.

PENSÉES DE QUESNEL.

L'orgueil, l'entêtement, l'intérêt, ligués ensemble, sont capables de tout. Quand une fois on a formé sa conscience sur ses passions, la fureur passe pour zèle, de noires conspirations pour de pieux desseins, et d'horribles attentats pour des actions héroïques.,

Qui s'examine bien soi-même n'est pas facile à reprendre les autres.

On n'est jamais plus dangereusement tenté que quand on croit ne le pouvoir être.

Qui mesure la vérité sur l'éclat, les talents ou la noblesse de ceux qui l'annoncent, est bien en danger de recevoir l'erreur et de rejeter la vérité.

Un bon cœur se fait toujours connaître par le bien qui en sort, toutes les actions de la vie se ressentant du principe par lequel on les fait, et de la fin à laquelle on les rapporte. Le cœur corrompu, par la même raison, ne se peut pas toujours cacher, parce qu'une passion trahit l'autre. Rien ne peut étouffer la voix des œuvres qui sont la langue du cœur.

--Le déréglement du cœur cause le déréglement du jugement et de l'esprit. La passion fait souvent condamner dans les uns ce que l'on approuve dans les autres. Rien de si commun que ces erreurs et ces hérésies personnelles ; rien aussi de plus criminel que d'employer ces moyens pour rendre odieux ceux qu'on n'aime pas.

LES CHERCHEURS DE CRISTAL.

SECOND RÉCIT.

Suite. Voy. p. 326, 334, 338, 346, 354, 362, 370, 378.

Marie Coutet sentait glisser la corde, voyait passer près de lui la cascade écumante, et songeait avec désespoir que toute sa force et toute son adresse ne pouvaient lui servir. Il descendait lentement. Convaincu bientôt que rien ne le sauverait, il ne pensa plus qu'à son ami. Fouillant dans sa poche, il en tira son couteau.

--Adieu, Jacques, adieu! cria-t-il d'une voix émue et retentissante qui dominait le bruit de la cascade; je ne veux pas que tu périsses avec moi. N'oublie point le pauvre montagnard, qui t'aimait du fond de son cœur.

En disant ces mots, l'homme intrépide coupa la corde et tomba dans le gouffre. Un cri d'horreur, un cri surhumain fit tressaillir les rochers d'alentour, mais il ne sortait pas de sa bouche; Marie était descendu silencieusement dans la tombe. C'était Jacques Balmat qui l'avait poussé, quand il avait senti que la corde ne le tirait plus, quand il avait compris que le chamoiseur venait d'accomplir son sacrifice, avant qu'il pût lui répondre et l'en dissuader. Il ne lui aurait pas survécu probablement et se fût jetó avec lui dans l'abime, si l'excès de la douleur ne l'avait fait tomber en syncope. Il semble que la nature bienveil

lante ait imaginé ce moyen pour empêcher l'homme de mourir ou de perdre l'esprit quand il est près de succomber sous le poids d'une affliction intolérable.

Jacques demeura longtemps immobile sur sa couche de granit. Le sentiment et la connaissance ne lui revinrent que peu à peu. Quand il sortit de l'anéantissement où il était plongé, il n'eut pas d'abord une conscience nette de lui-même son imagination à demi éveillée se perdait en rêves confus. Ces rêves étaient sinistres, mais se chassaient l'un l'autre, comme les nuages poursuivis par la tempête. Enfin l'armurier ouvrit les yeux, sans reconnaître l'endroit où il se trouvait, sans se rappeler le funeste accident qui l'y avait précipité. Il examinait sur sa tête les rochers sombres que le soleil parait, dans le haut, de teintes carminées; il entendait avec surprise le grondement de la cascade. N'ayant ni blessure ni grave contusion, il reprit graduellement ses forces, et ses idées s'éclaircirent. Mais alors, quand l'épouvantable fin de Marie Coutet, quand son héroïque bravoure et ses dernières paroles, si navrantes et si affectueuses, lui revinrent en mémoire, son chagrin éclata comme un orage. Ce furent des cris, des pleurs, des sanglots, des imprécations, l'immense et terrible douleur d'une forte nature qui se révolte contre les injustices du sort. L'abîme et la montagne retentissaient de ces clameurs désespérées. Dans les transports de son affliction, le malheureux, se penchant sur la cascade, semblait demander au gouffre avide le compagnon qu'il avait perdu; ses regards y plongeaient avec la blanche nappe, comme s'il espérait le découvrir. Enfin, se rappelant toutes les preuves d'affection qu'il lui avait données, tous les périls qu'ils avaient courus ensemble, et le charme de leurs entretiens, et l'harmonie invariable de leurs sentiments, sa douleur reprenait une affreuse intensité : il se roulait sur la pierre en se tordant les bras. L'organisation humaine ne supporte pas longtemps de si effroyables secousses. Une lassitude nerveuse succéda forcément à cette crise. Jacques promenait autour de lui des regards mornes et sombres, mais tranquilles. Il voulut sortir au plus vite d'un lieu qui lui inspirait désormais un sentiment d'horreur. Il pensait avec effroi que la nuit pourrait l'y surprendre, et le bruit de la cascade, sourd, continuel, monotone comme un glas, le faisait frémir. Jetant un dernier regard vers l'abîme et un suprême adieu au héros enseveli dans ses profondeurs, il examina le roc pour savoir par où il l'escaladerait. Le premier coup d'œil lui donna la certitude qu'il avait franchi des pas bien plus difficiles, car la pierre rugueuse offrait partout des saillies et des pentes: la catastrophe du matin lui semblait plus que jamais l'œuvre de la fatalité. Un quart d'heure suffit au robuste montagnard pour sortir de la fosse qui venait de dévorer la plus chère partie de lui-même. Au lieu de retourner dans sa maison, il descendit à Courmayeur.

Comme on était au mois de juin, Balmat put y arriver le jour même. Le lendemain, il prit les meilleurs guides du bourg, parmi lesquels se trouvaient deux chasseurs de chamois, et les conduisit vers le lieu du désastre. Il fallait pénétrer, par quelque voie connue des montaguards, dans le précipice qui avait englouti le malheureux mineur. Si le torrent ne disparaissait point sous terre, comme il arrive quelquefois, on pouvait atteindre la cascade en suivant la gorge où roulaient ses flots. Les guides cherchèrent l'issue de l'étroit défilé. Ils remontèrent le courant jusqu'à l'embouchure de la galerie; là ils furent contraints de marcher dans le lit même que tourmentaient les eaux écumeuses. De hautes murailles granitiques les emprisonnaient, se dressaient à perte de vue, et ne laissaient tomber qu'un jour crépusculaire au fond de la galerie. Les sapins, les genévriers, les bouleaux, les épines-vinettes, les scolo

pendres, les saxifrages de toute nature, qui avaient pris racine dans les moindres irrégularités de la pierre, formant comme un voile, arrêtaient au passage ou affaiblissaient les rayons lumineux. Enfin on trouva Coutet brisé, défiguré. Jacques Balmat ne put retenir ses larmes et ses sanglots, et sa douleur émut tous les assistants; des pleurs humectèrent leurs yeux, malgré leur rudesse primitive et leur habitude des scènes tragiques, au milieu d'un pays accidenté où les catastrophes sont inévitables.

La fin à la prochaine livraison.

LES TZIGANES.

Sorciers, bateleurs ou filous,

Gais bohémiens, d'où venez-vous? BÉRANGER.

Nomades par caractère, hier campés sur les bords du Danube, aujourd'hui cachés dans une gorge des Carpathes, où seront-ils demain? Qui le sait? Ils vont, comme le vent les pousse, toujours devant eux, au gré du caprice ou du hasard. Ont-ils une patrie? Non. S'arrêteront-ils ? Pour- quoi? Ils disent, en regardant le soleil levant : « Celui qui est tout commence sa course; il reviendra au même point pour la recommencer encore. » Ils font comme le soleil. Les astres sont pour eux l'objet d'un culte particulier; ils leur attribuent tous les phénomènes terrestres et tous les événements de la vie. Ils sont sorciers, devins, chiromanciens; le teint basané, l'air hardi, tantôt d'une beauté superbe, tantôt d'une laideur repoussante; le regard étrange, plein de lueurs qui vous éblouissent ou d'une fixité froide qui vous glace; le langage figuré, le geste rapide et passionné; industrieux, adroits, musiciens-nés ; évidemment faits pour la locomotion, le grand air et la liberté tels sont ces aventuriers que toute l'Europe a connus, la France sous le nom de Bohémiens, l'Espagne sous celui de Gitanos; l'Italie les appelle Zingarelli, et les Principautés danubiennes, Tziganes.

C'est dans ce dernier pays qu'on les retrouve aujourd'hui en plus grand nombre. Ils ont reculé vers l'Orient devant les envahissements de notre moderne civilisation, pour laquelle ils n'ont montré d'abord que répugnance. Pourquoi? Peut-être que sous ses promesses les Tziganes soupçonnèrent des entraves. Ils eurent tort, sans doute. Dans les Principautés danubiennes, les boyards en firent leurs esclaves; un assez grand nombre cependant parvinrent à se soustraire au joug. Retirés dans les montagnes ou cachés au fond des forêts, vivant en plein air ou s'abritant sous des huttes grossières, ils purent conserver leur indépendance.

On en rencontre encore aujourd'hui tantôt ici, tantôt là, forgeant le fer, fondant l'étain, ou fabriquant, avec l'os et le bois, toutes sortes de charmants ouvrages qu'ils vendent à vil prix. Le produit de ces diverses industries, la mendicité, et un peu de vol, quand l'occasion s'en présente, tels sont leurs moyens d'existence. Quelques-uns d'entre eux, mieux vêtus et déjà plus civilisés, se sont fixés auprès des villes pour y exercer leurs divers métiers. Ces derniers sont surtout musiciens. L'aristocratie de province n'a pas d'autre orchestre pour ses bals, et le dimanche, dans les villages, ils font danser les jeunes paysans et jouent des airs nationaux aux anciens qui vont s'enivrer dans les cabarets. Boire au son de la musique est, pour le paysan roumain, la suprême félicité.

Les plus aisés possèdent une cabane qui reçoit le jour par la porte et par une petite ouverture vitrée de la largeur de la main. Les pauvres se contentent d'un trou creusé sous la terre. Un toit formé d'herbes sèches et

de joncs pétris avec de la boue recouvre l'ouverture. Leur mobilier ne les embarrasse point: pour batterie de cuisine une marmite, pour siége et pour lit une natte de joncs; ils emportent cela sur leur dos quand il leur plaît de changer de demeure. C'est le dénûment complet; mais, derrière cette misère, il y a les biens que Dieu fit pour tous le grand air, l'espace, le ciel bleu, le soleil, la liberté.

Leurs frères esclaves étaient naguère encore bien plus å plaindre dégradés par l'esclavage, abrutis par l'ignorance et par les coups, ils n'avaient pas même en dédommagement une plus grande somme de jouissances matérielles. C'était un troupeau que le boyard entretenait au moins de frais possibles. Il les nourrissait de mamaglia, espèce de bouillie compacte faite de farine de maïs. Leur vêtement d'été consistait en une chemise de grosse toile qu'ils portaient jusqu'à ce qu'elle tombât en pourriture. La pluie faisait l'office de la lessive. Les enfants allaient tout nus. L'hiver, ils se drapaient dans quelque lambeau jeté au rebut vieux habits, vieilles couvertures, vieux ,tapis, tout leur était bon. Quant au logement, on ne s'é

:

tait pas même donné la peine d'y songer. Ils logeaient partout. Le matin, le vatave (intendant) du seigneur, soigneusement enveloppé dans ses fourrures, et la main armée d'un fouet, les rassemblait pour leur distribuer la tâche du jour. C'était un spectacle navrant une troupe puante, have, demi-nue, grelottante, sortait des écuries, des cuisines, des hangars, de partout. L'intendant, généralement dur et inflexible, frappait autant par goût que pour faire preuve de zèle.

Tel était encore, en 1852, le sort des Tziganes appartenant aux boyards. Ceux de l'État, en Valachie, avaient été affranchis par Alexandre Ghika en 1837, et ceux du clergé, en Moldavie, par Michel Stourdza, en 1844. Les affranchis furent répartis dans les villages, et reçurent des seigneurs, comme les autres paysans, des terres de labour qu'ils cultivèrent à titre de corvéables. Un de ces villages, représenté par la gravure, donne une idée de leurs habitations. Ce n'était guère là qu'un changement de servitude; mais enfin c'était un pas vers la réhabilitation morale: ils devinrent hommes. Les boyards furent lents à suivre cet exemple; ils se regardaient comme les proprié

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taires de cette chair humaine, et demandaient de grosses indemnités !

Cependant il fallut bien s'exécuter. Quand les Roumains, menacés dans leur nationalité, invoquèrent la protection de l'Europe occidentale, ils comprirent qu'avant de faire appel à la sympathie de peuples libres, il convenait d'abord d'abolir chez eux l'esclavage. L'affranchissement général fut prononcé. Malheureusement cet acte d'humanité est resté pour beaucoup sans application. Partout où le Tzigane est resté à titre de domestique, il est encore de fait

un esclave. Le même préjugé barbare pèse sur lui, le même mépris l'abreuve; son nom est une flétrissure: Tzigane est toujours, en Roumanie, le synonyme d'animal immonde. Les Roumains ont souvent à la bouche les mots d'humanité et de justice; travailler à relever de l'abjection ces pauvres êtres dégradés par la souffrance, les rendre régénérés à la grande famille humaine, affranchir leur àme, enfin, serait non-seulement une action humaine, ce serait une action juste les fils ne doivent pas moins aux victimes de leurs pères.

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