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virons des Halles sont impraticables; les emplacements sont petits, resserrés, et les voitures menacent de vous écraser tandis que vous faites votre prix avec les paysans; les ruisseaux qui s'enflent entraînent quelquefois les fruits qu'ils ont apportés de la campagne, et l'on voit les poissons de mer qui nagent dans une eau sale et bourbeuse. Le bruit, le tumulte est si considérable qu'il faut une voix plus qu'humaine pour se faire entendre la tour de Babel n'offrait pas une plus étrange confusion... Les poissonneries infectent. Les républiques de Grèce défendirent aux marchands de poisson de s'asseoir en vendant leur marchandise: la Grèce avait le dessein de faire manger le poisson frais et à bon marché. Les poissonnières de Paris ne vendent le poisson que quand il va se gåter. Elles tiennent le marché tant qu'elles veulent; il n'y a que le Parisien au monde pour manger ce qui révolte l'odorat; quand on lui en fait le reproche, il dit qu'on ne sait que manger, et qu'il faut qu'il soupe. Il soupe, et, avec ce poisson à moitié pourri, il se rend malade. »

Mercier écrivait cela avant 1789, alors que les Halles appartenaient généralement aux seigneurs, qui jouissaient de ce qu'on appelait les droits de hallage (abolis par la loi du 15-28 mars 1790); alors que l'on voyait encore, à côté du fameux pilori royal, la croix de pierre au pied de laquelle les débiteurs insolvables venaient faire publiquement leur cession de biens et recevoir le bonnet vert des mains du bourreau. Mais cet état de choses abusif et scandaleux devait en partie durer de longues années après la publication du Tableau de Paris, puisque, à proprement parler, il n'a cessé que le jour où l'on a posé la première pierre des Halles centrales, c'est-à-dire le 15 septembre 1851. Cependant, comme il ne faut être injuste envers personne, nous devons constater ici que, longtemps avant cette dernière date, ce déplorable état de choses avait préoccupé les deux hauts fonctionnaires chargés de veiller au bien-être et à la sûreté des habitants de Paris, le préfet de la Seine et le préfet de police : l'un et l'autre s'étaient concertés pour aviser aux moyens d'y remédier. Malheureusement, ils avaient reconnu que les améliorations partielles qu'on pourrait faire seraient sans efficacité, et, tout en faisant le possible, l'indispensable dans de petites proportions, on avait attendu pour faire davantage et mieux. Malheureusement aussi, l'apport des denrées de toute espèce sur le carreau des Halles devenant chaque jour plus considérable, par suite de la facilité et de la célérité des transports, de l'extrême division de la propriété, des nouveaux modes de culture mis en pratique dans un rayon assez étendu autour de la capitale, enfin par suite aussi des exigences d'une population dont le chiffre s'accroissait d'une manière rapide, les précautions de l'autorité menaçaient de devenir impuissantes et les améliorations insuffisantes dans un avenir très-prochain; il fallait se décider à nettoyer d'un seul coup ces écuries d'Augias, et à créer, sur une vaste échelle, un établissement tout nouveau. Le premier soin du préfet de la Seine fut de s'entourer d'une commission composée d'hommes pratiques et éclairés qui pussent lui prêter l'appui de leurs conseils et de leur expérience, et rechercher avec lui les moyens de donner à cet utile établissement toute la grandeur dont il était susceptible, en ayant égard cependant aux combinaisons qui pourraient avoir pour objet de restreindre, autant que possible, la dépense. La commission se mit à l'œuvre, des plans furent proposés, et, finalement, la reconstruction des Halles, aux lieux qu'elles occupaient depuis des siècles, fut résolue, et décrétée d'utilité publique, le 17 janvier 1847, par le roi Louis-Philippe.

Un établissement de cette nature ne pouvait sortir de terre du jour au lendemain. Il y eut des projets nombreux,

des plans divers, des tâtonnements qui ralentirent l'opération. On passa d'un extrême à l'autre; les débitants de denrées n'avaient pas été abrités : ils le furent trop, et le premier pavillon que l'on édifia solennellement, le 15 septembre 1851, ressemblait à une forteresse. On se récria, et les études furent reprises. De meilleurs plans furent proposés par MM. Baltard, Horeau, Pigeory et quelques autres architectes distingués; celui de M. Baltard prévalut, et, le 12 août 1857, deux des dix pavillons indiqués sur ce plan étaient achevés. Le 11 juin 1858, à la suite d'un nouvel examen par une commission spéciale et d'une délibération du conseil municipal, le nombre des pavillons fut porté à douze, afin de réunir aux Halles centrales le marché à la volaille et la halle aux huîtres, qui n'avaient point de place dans le projet.

De ces douze pavillons, sept seulement sont construits. Ils se composent de colonnes en fonte supportant des fermes en fer et une couverture en zinc. Ils s'élèvent audessus de caves destinées à servir de resserres et de magasins. Au-dessous des caves elles-mêmes sont pratiquées des rues souterraines munies de trois cours de doubles rails destinés à devenir plus tard trois voies qui se relieront par le chemin de fer de ceinture avec les gares existant autour de Paris. La ventilation de ces pavillons est établie à 2,50 au-dessus du sol, afin que les marchands et les acheteurs soient préservés de trop vifs courants d'air. Les boutiques sont au nombre de trois cent cinquante par pavillon. Les premières qui y ont été installées, le 26 octobre 1857, sont réservées au détail de la volaille qui se tenait à la Vallée, à celui de la volaille et de la viande cuite qui se tenait aux Prouvaires, à celui des oignons et des pommes de terre qui se tenait au marché du Légat, et à celui du beurre, des œufs, du pain et de la verdure, qui se tenait sous les abris de la rue Traînée : elles font partie des pavillons qui portent les nos 11 et 12. La vente en gros et en détail du poisson a été installée, le 28 décembre 1857, dans le pavillon no 9. La vente en gros et en détail des beurres, œufs et fromages, a commencé, le 25 janvier 1858, dans le pavillon no 10; la vente en détail des fruits, légumes et verdure, le 18 octobre 1858, dans le pavillon n° 7 et la moitié du pavillon n° 8; la vente au détail des viandes, le 8 octobre 1860, dans la moitié du pavillon no 3, qui fait partie de la série de pavillons que l'on construit en ce moment à gauche de la rue des Prouvaires; l'autre moitié est destinée à la criée en gros de la viande, qui a lieu actuellement dans le pavillon de pierre. Puis viendra l'installation des autres marchés particuliers dans les pavillons nos 6, 5, 4, 2 et 1, qui restent à construire.

Tel est et tel sera le palais populaire, l'immense réservoir chargé de recueillir et de distribuer le flot incessant de l'approvisionnement de Paris. Nous sommes loin des échoppes en plein vent de l'ancien carreau des Halles, et l'on peut affirmer, sans optimisme, qu'on verra bientôt disparaître tous les abus signalés par Sébastien Mercier.

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Les « dames de la halle», qui jusqu'ici n'avaient jamais pu ou voulu se soumettre entièrement à l'ordonnance du 22 août 1738, leur défendant d'injurier ni de maltraiter les acheteurs sous peine de cent livres d'amende et de la prison, les dames de la halle elles-mêmes se sont transformées en débitantes tranquilles, en graves commerçantes, et si, quelquefois encore, elles campent leurs poings sur leurs hanches pour obéir à la tradition, elles se gardent soigneusement de proférer des mots empruntés à l'argot et au vieux gof du marché des Innocents.

De l'aube au crépuscule, c'est un va-et-vient continuel sous les arceaux gigantesques des Halles centrales, et, avec la foule, circule aussi l'air nécessaire à la purification

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Halles qu'on lui avait donné en 1651, pour le dédommager | il croyait avoir droit comme petit-fils de Henri IV. Et ceprobablement de l'absence d'une autre couronne à laquelle pendant, comme nous venons de le dire, les Halles cen

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trales sont le lieu de Paris où le mouvement est le plus actif et le plus continu. Dès minuit, les paysans des envi

rons y affluent avec leurs charrettes, maraîchers, maréyeux, beurriers, verduriers, etc., et les acheteurs s'y

Halles centrales de Paris. - Coupe d'un pavillon depuis le faîte jusqu'au sous-sol. Dessin de Lancelot.

succédent toute la journée sans interruption jusqu'au soir. On avait vendu, en 1856, aux Halles de Paris, 8 785 320 kilogrammes de marée; 908 212 kilogrammes de poisson d'eau douce; 17602 221 kilogrammes de beurre ; 8608 671 œufs. On évalue à une somme d'au moins 40 000 000 de francs la valeur des fruits et légumes qui, dans le cours de la même année, avaient été apportés au carreau des Halles pour être débités ensuite par les fruitiers, voituriers et marchands des quatre saisons. En 1858, la ville de Paris a consommé 1 456 145 hectolitres de vins en cercles, 12 367 en bouteilles, 80 470 hectolitres d'alcools, 20 878 hectolitres de cidre, 28 136 473 kilogrammes de viande de toute espèce: de bœufs, vaches, veaux, moutons et porcs; pour 9 222 820 francs de marée; pour 2053072 francs d'huîtres; pour 1 078 154 francs de poisson d'eau douce; pour 18315 708 francs de volailles et de gibier; pour 19 328 785 francs de beurre; pour 6641 744 francs d'œufs, et pour 600 000 francs d'escargots. Nous sommes loin, comme on voit, des « dix et sept mille neuf cens treize vaches de Pautillé et de Bréhémond» nécessaires pour « l'alaictement » du grand Gargantua, c'est-à-dire à l'alimentation de Paris au temps de François Ier.

MALEMORT.

NOUVELLE.

Fin. Voy. p. 6, 14.

La négociation fut entamée et terminée à la satisfaction mutuelle des parties. Muni des pouvoirs de son père, Arthur transféra à M. Henri M... la propriété du domaine de Malemort et de ses dépendances. Il partit ensuite pour Gênes, où sa famille devait passer l'hiver. La santé de ses deux sœurs donnait toujours de vives inquiétudes. Je compatissais à leurs souffrances en homme qui a compris ce que peut infliger de tortures à des constitutions nerveuses et délicates une suite d'effrayantes visions.

Ma fièvre, longtemps rebelle aux ordonnances du médecin, céda à la quinine. Je pus de nouveau suivre les cours de droit et reprendre mon train de vie habituel. Quatre mois s'étaient écoulés depuis ma malencontreuse excursion à Malemort sans que j'entendisse parler du nouveau propriétaire. Un matin, la poste m'apporta une lettre de lui.

« Venez, mon cher Daniel, m'écrivait-il, ne perdez pas un moment. J'ai d'intéressantes révélations à vous faire. Je tiens votre fantôme, et j'en ai fait un esprit familier. Mieux encore, je crois être en mesure de guérir, par des faits palpables, l'imagination frappée de vos jeunes Anglaises. Devant cette perspective, vous n'hésiterez pas. Apportez-moi l'adresse de sir Eglinton. Sa présence ici est indispensable. Une bonne voiture ira vous chercher à Orléans, et je vous engage ma parole de ne pas vous faire coucher dans la chambre verte. »

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donnait des ordres à un groupe d'ouvriers. Il me reçut à bras ouverts, et m'introduisit dans une salle à manger gaie, bien éclairée, qu'il avait prélevée sur le sombre vestibule; un copieux déjeuner nous y attendait.

Vous avez déjà fait des merveilles, lui dis-je. -Oh! c'est surtout ma perspicacité que je prétends vous faire admirer. Mais je ne veux pas avoir pour complice un estomac à jeun. Quand vous serez rassasié, j'entamerai le chapitre de mes découvertes.

J'avais plus de curiosité que de faim; je le pressai de questions.

Sachez, mon cher ami, me dit-il, que vous avez été bel et bien empoisonné pendant la nuit que vous avez passée ici. -Empoisonné! me récriai-je avec horreur. - Venez et voyez.

Il ouvrit la porte qui communiquait avec son cabinet d'étude, et me montra, au milieu d'un assemblage de cornues, de creusets, un alambic rempli d'une poussière verdâtre.

Voilà, me dit-il, une petite partie de ce qui a été recueilli dans votre chambre, et ici, dans cette soucoupe, ce que j'en ai extrait de vert-de-gris pur.

C'était effrayant; il y avait de quoi empoisonner une dizaine de gens plus robustes que moi.

Pendant six à huit heures vous avez respiré et avalé ce subtil poison, rendu plus actif encore par l'air méphitique qui s'exhalait des fossés et de l'étang voisin. Certes, il y avait de quoi donner des vertiges et des nausées.

Henri m'expliqua comment ce perfide oxyde de cuivre entre pour une forte proportion dans certaines teintures vertes. Le vieux papier vert velouté, les vieux meubles verts de cette maudite chambre, en étaient saturés.

Passons au fantôme, lui dis-je.

Patience, j'y viens. J'ai failli moi-même en être dupe. Quand je pris définitivement possession de mon nouveau domaine, je m'installai tout naturellement dans le lieu le moins inconfortable du logis, la chambre de votre ami Arthur, située dans la tourelle de droite. La première nuit, je dormis tout d'un somme, et n'entendis rien. La seconde, je fus réveillé par des pas furtifs. On montait l'escalier avec précaution. Je criai: « Qui va là? » Point de réponse. Je rallumai la bougie; j'ouvris ma porte, et ne vis personne. J'explorai la tourelle de bas en haut sans plus de succès. Peut-être avais-je rêvé. Cependant la nuit d'après j'étais sur le qui-vive. A la même heure environ, vers minuit, l'heure consacrée, j'entendis descendre les marches une à une; puis on se dirigea vers le corridor qui menait à votre chambre. J'oubliais de vous dire que, par une précaution d'hygiène bien entendue, je laissais toutes les fenêtres ouvertes le jour, et toutes les portes ouvertes la nuit, afin de favoriser la libre circulation de la lumière et du grand air, et de les faire pénétrer jusque dans les moindres recoins de ces appartements fermés et en partie inhabités depuis des années. Je tiens pour certain que l'air peut être stagnant comme l'eau, et se charger comme elle de vapeurs méphitiques qui deviennent le principe de maladies mortelles, dont la cause reste inconnue. Que de belles et utiles existences sont moissonnées chaque jour pour avoir seulement traversé ces zones d'air stagnant et pestilentiel, dont on ne se méfie pas assez! La plupart des plantes aquatiques dégagent une quantité d'oxyde de carbone, poison terrible. Les fièvres paludéennes, qu'on nomme fièvre jaune à la Louisiane, malaria en Italie, typhus en Irlande, n'ont pas d'autre origine. J'ai le projet de développer quelque jour ma théorie dans un mémoire que j'adresserai à l'Institut. Mais Debout sur le seuil du manoir ainsi transfiguré, Henri revenons au revenant. Je suivis le bruit sans rien aper

Le surlendemain, j'arrivais à Malemort. L'aspect extérieur du château avait complétement changé. Un courant d'eau vive remplaçait les eaux limoneuses qui croupissaient autrefois dans les fossés, traversés maintenant d'un seul jet par un élégant pont suspendu conduisant à un large et haut portail. L'arche à moitié ruinée du vieux pont de pierre avait disparu avec l'étroite et sournoise poterne. Les fenêtres toutes grandes ouvertes invitaient et retenaient les chauds rayons d'un soleil de mars. Des hirondelles gazouillaient autour des vieilles murailles, cherchant l'exposition la meilleure et le coin le mieux abrité pour y suspendre leurs nids. Tout respirait la vie et le mouvement.

cevoir encore cette fois. J'étais bien décidé à en avoir le cœur net et à faire passer un mauvais quart d'heure à quiconque se jouait ainsi de vous et de moi. La quatrième nuit, je fis coucher Jean, le jardinier, dans un cabinet voisin de ma chambre, avec l'ordre de se tenir prêt au premier appel. Je chargeai mes pistolets, et je m'assis tout habillé au coin du feu. Minuit sonna, puis une heure, puis la demie, sans que rien vînt interrompre le silence qui régnait dans la maison. Je commençais à m'inquiéter sérieusement; mon fantôme, que je comptais bien prendre sur le fait, avait sans doute eu vent de mes préparatifs. Quelque indiscrétion de Jean avait ébruité sa présence au château cette nuit. Le drôle qui s'amuse à faire le sorcier aura eu peur. J'en étais là de mes conjectures, quand un léger craquement des marches me fit dresser l'oreille. Je ne bougeai pas cependant. Je voulais laisser au fantôme le temps de s'embarrasser les pieds dans une corde que j'avais tendue à 30 centimètres au-dessus du parquet, vers le milieu du corridor. Les pas, très-légers, prirent la direction accoutumée. J'attendais le bruit d'une chute : point. Je sortis, tenant d'une main un bougeoir et de l'autre un pistolet. La corde était toujours tendue en travers du corridor. Je me baissai pour l'examiner à ce moment, un courant d'air vif passa au-dessus de ma tête, et éteignit ma bougie. Quelque chose de froid me frôla le visage. Je pensai à vous, j'étendis les bras et ne rencontrai rien. J'avais cependant conscience qu'une ombre ou un corps fuyait devant moi. Je le poursuivis jusqu'à l'entrée de votre chambre. Là, il m'échappa; mais je refermai vivement la porte, et criai à Jean d'apporter de la lumière. Nous entrâmes; la pièce était parfaitement vide, nue, froide, laide, telle que vous l'aviez laissée. Je regardai sous le lit; je tirai les rideaux ; je fis enlever les matelas, et jusqu'à la paillasse. Il ne restait plus à visiter que le baldaquin. J'envoyai chercher une échelle; je l'appuyai contre une des colonnes, et j'y grimpai. Mes yeux n'avaient pas atteint les pendentifs du lit, que je voyais briller dans l'obscurité deux autres yeux!...

-Vous me rappelez une vague apparition d'yeux me regardant au travers du brouillard de la glace!

— C'étaient probablement les mêmes. Ils étaient ronds, effarés, et plantés sur un assez laid visage. Comme moi, mon cher, vous avez eu affaire à une chouette de la grande espèce, ou plutôt à un chat-huant, qui avait élu domicile sur le baldaquin, où il nichait au milieu des sales débris de ses festins des os de souris, de mulots, de rats, et même de jeunes lapins, lui faisaient litière et exhalaient l'odeur fétide dont vous vous êtes plaint. J'ai su depuis, de la vieille Brigitte, que cet oiseau favori de l'Hindou Toplak hantait sa chambre et avait disparu à sa mort. Je présume, au contraire, que, fidèle à ses habitudes, il avait continué å hanter la tourelle et à étendre ses rondes dans le château, où il se livrait à la chasse infernale qui vous a épouvanté. J'étais un peu confus de voir mes terreurs résolues d'une façon si simple; mais le doute n'était pas possible. C'étaient bien les ailes muettes et soyeuses du chat-huant qui m'avaient effleuré le visage, et dont le battement silencieux agitait l'air comme un souffle glacé. Cette forme vague, rampante, entrevue à la lueur du soufre enflammé, c'était l'oiseau nocturne poursuivant sa proie jusque dans mes rideaux, et s'y cramponnant pour gagner son repaire. J'espère que vous avez tordu le cou à cette vilaine bête? repris-je dans mon dépit.

Je m'en suis bien gardé. Ne vous ai-je pas écrit que j'avais fait de votre fantôme un esprit familier? Ce chat-huant m'est trop utile pour purger le manoir de toutes les bêtes malfaisantes que la solitude et la négligence y ont laissé pulluler. De plus, sa présence au châ

teau est un excellent enseignement pour le paysan qui a la sottise de traquer ces oiseaux de nuit, sous le stupide prétexte qu'ils portent malheur, et la barbarie de les clouer à la porte de sa grange, qu'un seul d'entre eux suffirait à purger de toute la vermine qui dévore les récoltes.

Maintenant que mon chapitre est terminé, repris-je, dites-moi, de grâce, ce que vous avez découvert touchant la famille Eglinton.

Oh! pour cela, c'est plus grave, répliqua Henri. Vous aviez fort raison de vous préoccuper de l'Hindou. C'était un misérable. Je le soupçonne d'avoir assassiné son maître pour le voler et retourner aux Indes. J'ai trouvé dans le grenier qu'il habitait, soigneusement caché au fond d'un vide pratiqué dans une poutre, un nœud coulant en gutta-percha qui m'a paru merveilleusement propre à étrangler un homme endormi sans laisser de trace. Soit méfiance de l'ancien cipaye, soit tout autre motif, le major ne gardait jamais d'argent chez lui, et payait ses fournisseurs, jusqu'au boucher et au boulanger, en bons sur son banquier; mais l'Hindou croyait å un trésor caché, et, sous des semblants d'affliction, il le cherchait avec persévérance, particulièrement dans la chambre du sud, où, depuis la mort de son maître, il s'enfermait des journées entières, afin, disait-il, de se livrer aux exercices de son culte, et d'apaiser les mânes irrités du défunt, qu'il n'avait pu accompagner sur le bûcher et suivre dans l'autre monde, selon le rite hindou. Brigitte, qui en avait peur, se gardait bien de le troubler. La venue de la famille Eglinton, et surtout l'occupation par les jeunes Anglaises de la pièce où il s'était établi, dérangeait ses plans et menaçait d'anéantir ses espérances. Il fallait trouver un moyen de continuer les recherches que, par un motif connu de lui, il avait concentrées sur ce point. Au fait des dispositions haineuses du major, il en profita pour frapper de terreur des esprits superstitieux. Il s'introduisait, la nuit, dans la chambre des jeunes filles par une trappe dissimulée dans l'épaisseur d'un plafond en bois de chêne sculpté communiquant avec le grenier au-dessus. Une mince corde à nœuds, solidement attachée à l'intérieur ou pendant au dehors, lui permettait d'apparaître et de disparaître à volonté par la trappe ou par une fenêtre ouverte. Pour ces Hindous, qui sont tous plus ou moins jongleurs, et dont l'agilité est proverbiale, ces tours de passe-passe ne sont qu'un jeu. Quant au costume obligé du fantôme, un drap faisait l'affaire.

Mais vous ne me donnez là que vos conjectures? -Appuyées sur des preuves irrécusables. Vous allez en juger.

Henri me fit parcourir plusieurs pièces, où il me montra des trous profonds pratiqués à l'aide d'une vrille très-fine, dans le but évident de sonder les murs et les boiseries. Nous en comptâmes plus de cent dans l'alcôve où avaient couché les deux jeunes filles.

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Ces traces d'un travail opiniâtre furent pour moi toute une révélation, me dit Henri. J'en conclus que l'Hindou Toplak avait ses raisons pour se croire sur la voie d'une découverte. Je cherchai à mon tour. Je scrutai les murs, le parquet. Ici, à la place où vous êtes, et où était le lit, je remarquai un compartiment ajusté avec un soin particulier. Il n'y avait pas la moindre fissure, cependant le bois était vieux. Comme je suis un peu menuisier et ne voulais mettre personne dans ma confidence, je pris mon temps et procédai par approche. Je laissai cette partie intacte, et fis une mine souterraine qui me permit de m'assurer que sous une lambourde était enfoui un coffre en bois des Indes qui doit renfermer les trésors que convoitait l'Hindou, et qu'il comptait bien restituer avec sa personne à son pays, d'où probablement ils étaient venus.

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