Page images
PDF
EPUB
[merged small][graphic]

Salon de 1861; Peinture. Un Raïa slave, par M. Cermak (Iaroslaw). - Dessin de Yan' Dargent.

[ocr errors]

Ce mot raia, par lequel on désigne les sujets non musulmans de la Porte, est un pluriel arabe qui signifie « troupeau.» Pris dans un sens métaphorique, en vertu de ce préjugé ancien et que l'on rencontre partout à l'origine des sociétés, qui considère les rois comme les pas

TOME XXX. JANVIER 1862.

teurs des peuples, il s'appliquait indistinctement, dans le principe, à tous les individus vivant à l'ombre du sceptre des khalifes. Ce ne fut que plus tard, après que la conquête eut établi une distinction radicale entre les croyants (musulmans) et les infidèles (chrétiens ou juifs), que le

3

mot commença d'être pris en mauvaise part et s'appliqua exclusivement à ceux qui, ayant refusé d'embrasser l'islamisme, se virent exclus de la jouissance de certains droits inhérents à la condition de musulmans. En vain une ordonnance impériale, rendue sous le dernier règne, en même temps qu'elle supprimait l'impôt du karadj, qui restait comme un souvenir ou plutôt comme un stigmate de la conquête, abolit la qualification de raïa comme contraire à l'égalité qui servait de base au tanzimat, et confondit de nouveau les musulmans et les non-musulmans sous une même dénomination, celle de tebah (sujets); l'usage a prévalu, et aujourd'hui encore le raïa, en Turquie, est un individu à part, mais non toutefois un paria, comme on se le représente vulgairement, que le préjugé, plus fort que la loi, place, sinon en dehors du droit commun, du moins dans un état d'infériorité politique et même civile, à l'égard du musulman.

[ocr errors]

Sur dix millions et demi d'habitants que renferme la Turquie d'Europe (les Principautés-Unies et la Serbie non comprises), la population raïa figure pour près des trois quarts (sept millions et demi contre trois millions de musulmans).

Considérée sous le rapport ethnographique, cette population appartient à trois races principales: la race grecque, la race albanaise et la race slave.

Cette dernière est de beaucoup la plus nombreuse. Disséminée dans toute la largeur de la Turquie d'Europe, depuis l'Adriatique jusqu'à la mer Noire, elle se subdivise en plusieurs groupes, qui se reconnaissent aisément à la ressemblance du type et de la langue : les Monténégrins, les Bulgares, les Serbes, les Bosniaques, les Herzégovi

niens.

Les Monténégrins, au nombre d'environ cent vingt mille, habitent, près de l'Adriatique, entre Cattaro et la côte d'Albanie, un territoire de cent cinquante milles carrés, composé de deux parties distinctes, le Czernagore ou Montagne-Noire (Montenegro) et les Brdas, enclavé de toutes parts dans les possessions austro-turques, hérissé et entouré de montagnes, qui en font une véritable forteresse naturelle. On sait quelle est la bravoure de ce petit peuple qui, depuis quatre siècles, lutte contre les Tures pour le maintien de son indépendance. Mais à quoi peut lui servir même son indépendance? Pressé, comme il l'est aujourd'hui, entre ses deux puissants voisins, le Monténégro étouffe. L'air et la terre lui manquent à la fois. Il ne peut ni respirer ni se nourrir. C'est à peine s'il produit la quantité de blé et de maïs nécessaire à sa subsistance. Tout le reste, comme il n'a ni manufactures, ni industrie, il doit le tirer du dehors, et comme l'argent lui manque pour acheter, il pille. Ces habitudes de bandit, ces razzias reprochées au Monténégrin, sont une nécessité de sa position. Il s'est fait brigand, ne pouvant être autre chose. Mais qu'on lui donne ce qu'il ne cesse de réclamer, quelques champs pour s'étendre, un port sur l'Adriatique pour communiquer avec le dehors, il deviendra colon comme ses voisins serbes et bulgares.

Les Bulgares appartiennent-ils véritablement à la race slave? Selon l'opinion la plus répandue, ce seraient des tribus finnoises, originaires des bords du Volga, qui envahirent, au septième siècle, l'ancienne Masie, occupée antérieurement par les Slaves, et, au bout de deux siècles, se confondirent avec eux. Les Bulgares sont de trois à quatre millions. Doux, patients, laborieux, paisiblement adonnés à la culture de la terre, ils diffèrent essentiellement, par leur caractère et leur genre de vie, des peuplades guerrières et à demi sauvages du Monténégro. A la moindre provocation, le Monténégrin saisit son fusil et court sus au Turc; le Bulgare se contente de maudire tout

[ocr errors]

bas son ennemi, et attend, le doigt sur la bouche, l'heure de la délivrance. Parfois, quand l'oppression a comblé la mesure, il émigre en Russie: résolution désespérée, que suit un long repentir. Un invincible attachement le lie au sol comme à la religion de ses pères. Cette prétendue conversion des Bulgares, dont on a fait tant de bruit dans le courant de la dernière année, n'était qu'une chimère à laquelle il était impossible de se laisser prendre pour peu qu'on eût connu l'Orient. Les trois millions d'orthodoxes qui, disait-on, avaient abjuré ou étaient prêts à abjurer le schisme, se sont réduits, en réalité, à un groupe de deux cent trente individus assez malfamés, qui firent acte d'adhésion à l'Eglise romaine, et dont le chef, l'évêque Sokolski, eut la triste fin que chacun sait (1).

Les Serbes, au nombre d'environ deux cent mille, répandus dans les districts turcs de Prichtina, de Prizren et de Novi-Bazar, sur tout le territoire de l'ancienne Serbie, ne different en rien, quant à l'origine, à la langue, au caractère, des habitants de la principauté de Serbie, dont ils ont été détachés autrefois, et à laquelle ils aspirent à se réunir. Ils forment, pour ainsi dire, le cœur de la nationalité serbe, dont la principauté de Belgrade forme la tête et le bras. Prizren, ancienne capitale de l'empire serbe. sous le roi Douchan, et le fameux champ de Kossovo, où périt, en 1389, l'indépendance de la Serbie, font partie de leur territoire.

La Bosnie et la Herzégovine formaient autrefois deux provinces, ou pachaliks, distinctes. Réunies en 1854, par suite de la nouvelle organisation donnée par Omer-Pacha à ces contrées, elles forment aujourd'hui l'eyalet (gouvernement général) de Bosnie, dont le chef-lieu est Sarajevo. La Herzégovine proprement dite a pour capitale Mostar.

La population, évaluée à un million quatre cent mille âmes, dont environ un quart pour la Herzégovine, se partage en deux groupes distincts, les chrétiens des deux rites grec et latin, et les musulmans. Ces derniers forment un peu moins des deux cinquièmes du chiffre total.

Les Bosniaques musulmans sont les descendants de cette noblesse indigène qui, après avoir vaillamment combattu contre Mahomet II pour sauver l'indépendance de la patrie, quand cette indépendance eut péri embrassa l'islamisme afin de conserver ses terres et ses priviléges. Ils formèrent dès lors une aristocratie militaire aussi redoutable aux sultans de Constantinople que dure aux chrétiens de la contrée. Au moindre signe par lequel la Porte faisait mine d'attenter à leurs priviléges, toute la confédération des beys était debout. Ils convoquaient le ban et l'arrièreban de leurs vassaux musulmans, et offraient le combat au vizir, le seul fonctionnaire qui ne fùt pas indigène en Bosnie. Si le vizir acceptait le combat, il perdait régulièrement la partie. Le plus souvent on le gagnait à prix d'or, et alors, indemnisé d'avance de la destitution qui l'attendait à Constantinople, il mandait au divan qu'il n'y avait rien à faire de ces « têtes carrées », et qu'il valait mieux les ménager « comme bons musulmans. » Retranchés dans leurs châteaux, comme les barons de notre moyen âge, propriétaires exclusifs du sol dont les chrétiens n'étaient considérés que comme de simples tenanciers, ils régnaient et règnent encore aujourd'hui sur la contrée en véritables tyrans. Vous les reconnaissez sans peine sur les chemins, non-seulement à leurs armes, à leurs montures, mais à un certain air de noblesse et de

(') Ce personnage, institué solennellement par le pape en qualité de patriarche de la nouvelle Église (avril 1861), devint relaps deux la crosse enrichie de brillants qu'il avait reçus en présent du saintmois après, et se sauva en Russie, emportant l'anneau pastoral et siége. Il y est mort dans le courant de juillet.

grandeur qui frappe tous les voyageurs. « J'ai souvent, dit M. Massieu de Clerval dans son rapport adressé, en 1855, à M. le ministre de l'instruction publique, rencontré, dans les khans (hôtelleries) et sur les routes, des nobles bosniaques qui allaient visiter leurs terres. Ce sont des gentilshommes dans la bonne acception du mot. Quelques-uns sont de la race des anciens rois, et leurs manières élégantes et fières, relevées par la beauté de leur costume, pourraient leur mériter une place dans l'élite de la société européenne. »

a

Ces parfaits gentilshommes » ne laissent pas que d'être parfois des voisins assez incommodes. Toutefois, le pire tyran pour le raïa bosniaque ou herzégovinien, ce n'est pas le bey indigène, qui se contente de lui faire sentir sa supériorité sans vivre à ses dépens, c'est le pacha ou le mudir (gouverneur de district) de Stamboul, dont les exactions triplent et quadruplent à son détriment les taxes qui lui sont imposées; c'est le bachi-bozouq (soldat irrégulier) (1), dont les rapines et la licence ne connaissent aucun frein. Tous les journaux ont retenti des excès commis par ces bandes indisciplinées, débris des dernières guerres, et qui rappellent, par leurs tristes exploits, les routiers de notre moyen âge. Une adresse remise, en 1858, au prince Callimachi, ambassadeur de la Porte à Vienne, et portant un grand nombre de signatures; d'autres mémoires plus récents, adressés aux consuls des puissances européennes à Belgrade, tracent les tableaux les plus navrants de l'état de ces contrées, où l'autorité de la Porte n'est puissante que pour le mal. Ce ne sont que massacres, enlèvements, supplices atroces infligés aux contribuables récalcitrants ou insolvables: ici, des hommes expirant sous le bâton des Albanais qui accompagnent les collecteurs dans leurs tournées; là, des vieillards enfermés et grillés dans des étables à pores jusqu'à ce qu'un voisin compatissant offre de racheter la victime; ailleurs, des femmes enceintes frappées sur le ventre et accouchant dans les convulsions de l'agonie. Ces récits, même en les supposant empreints d'exagération, ne témoignent pas moins d'un malaise et d'un désordre graves.

Aujourd'hui la Herzégovine et la Bosnie sont en pleine insurrection. Le raïa, poussé à bout, au lieu de s'enfuir dans les forêts, comme par le passé, et de se faire huiduck (2), a fait volte-face et s'est retourné contre ses oppresseurs. Des défilés où il s'est retranché et d'où il tient en échec l'armée d'Omer-Pacha, il commence à tendre la main aux autres populations chrétiennes de la Turquie, opprimées comme lui. Ce rapprochement, s'il parvient véritablement à s'opérer, constitue un grave danger pour la Porte. Depuis longtemps la domination ottomane en Europe ne se soutient plus que par les rivalités et l'antagonisme des races chrétiennes. Qu'un jour cet antagonisme cesse, que ces rivalités disparaissent pour se fondre dans une action commune, ce jour-là les raïas seront bien prés d'avoir reconquis leur indépendance.

CE QU'ON VOIT SUR UN CHEMIN DE FER. Suite. Voy. les Tables des deux années précédentes.

LES TRANCHÉES ET LES REMBLAIS.

Le tracé d'un chemin de fer est soumis à de nombreuses conditions :

Il doit relier entre eux les principaux centres de population.

Il ne peut admettre de brusques changements de direc() Voy. t. XXVII, 1859, p. 201.

(*) Les haïducks sont les klephtes des pays slaves.

tion, mais seulement des courbes adoucies (courbes à grands rayons).

La pente doit toujours être aussi faible que possible. Enfin, il faut réduire autant qu'on peut les frais de construction.

Ne soyons donc pas surpris de voir, par exemple, les lignes de fer se tenir à distance de nos vieilles cités bâties sur des montagnes et leur préférer des vallées situées quelquefois à plusieurs kilomètres des villes. Il n'y a que patience à prendre peu à peu, à moins d'embranchements, la ville quittera la montagne et viendra grouper ses maisons autour de la gare du chemin de fer.

Les lignes de fer évitent autant que possible les collines et surtout les montagnes; mais on est souvent forcé de franchir les premières au moyen de tranchées et les secondes au moyen de souterrains ou tunnels.

La voie traverse les vallées sur des remblais (levées, chaussées faites avec des terres rapportées) ('), à moins que la profondeur de la vallée n'exige la construction d'un viaduc. On préfère toujours les remblais, comme plus économiques, toutes les fois que leurs dimensions ne s'accroissent pas au delà de certaines limites.

Les terres extraites en creusant les tranchées servent à construire les remblais. L'idéal d'un tracé de chemin de fer serait celui qui donnerait un déblai égal au remblai, c'est-à-dire que toutes les térres provenant des tranchées seraient exactement employées à la construction des remblais. On dit alors que les terrassements se font par compensation exacte.

Mais il est rare que l'on puisse procéder ainsi. Quand on a trop de déblais, on opère des dépôts sur des terrains voisins de la ligne et achetés par la compagnie. Ces dépôts forment des monticules artificiels qu'on remet quelquefois en culture ou du moins qu'on plante en essences forestières.

Au contraire, si l'on manque de déblais propres à constituer un remblai, on pratique des chambres d'emprunt dans les terrains voisins, achetés par la compagnie. Ces chambres sont bientôt converties en marais, comme on le voit sur la ligne de Lyon, à quelque distance de Paris.

Il n'est pas impossible que ces marais artificiels soient un jour rendus à la culture. En effet, leur profondeur di minue un peu chaque année par les débris végétaux et les terres que les pluies y entraînent constamment. De plus, le chemin de fer qui les a creusés servira plus tard à les combler, lorsque les terres voisines auront pris assez de valeur pour qu'on puisse trouver quelque avantage à exécuter ce travail.

Pour les tranchées de peu d'importance, on procède, le plus souvent, comme pour les travaux de même ordre sur les routes ordinaires. On attaque la tranchée sur un grand nombre de points, et le transport des déblais s'opère uniquement à la brouette et au tombereau.

Mais ces moyens deviennent tout à fait insuffisants quand il s'agit de terminer en peu de temps d'énormes tranchées qui représentent plusieurs centaines de mille mètres cubes de déblais.

On a réussi à organiser, de la manière la plus ingénieuse, d'immenses chantiers de terrassements dans lesquels les déblais sont chargés sur des wagons qui roulent sur une voie provisoire. Ces wagons sont traînés par des chevaux, ou bien par des machines locomotives, lorsque la distance à laquelle on doit porter les déblais dépasse six ou sept cents mètres. Au-dessous de cette limite, il est plus économique d'employer des chevaux.

Pour creuser une tranchée, on commence par ouvrir

() Le mot remblai sert aussi à exprimer l'opération même qui consiste à établir, au moyen de terres rapportées, un sol factice plus élevé que le sol naturel.

une petite tranchée provisoire, très-étroite, suffisante seu- | définitive; elles sont verticales, ce qui n'offre pas d'inconlement pour donner passage aux wagons de terrassement; vénient, car les terres se soutiennent assez bien dans cette c'est ce que l'on nomme un goulet ou une cunelte. Les position pendant la durée des travaux. parois ne sont pas inclinées comme celles de la tranchée

Les ouvriers attaquent les massifs de terre de chaque

[graphic][merged small]

1, 2, attaque de tranchée. -3, remblais. -4, Ballastage. -5, 6, pose définitive de la voie. 7, poste de santé; cantine.

côté de la cunette et chargent les déblais dans des wagons de terrassement amenés sur une voie de fer provisoire établie au fond de la cunette. On a soin de conserver à cette voie une pente assez considérable pour que la pesanteur seule entraîne les wagons chargés du côté où l'on doit verser les déblais. Les chevaux ou les locomotives remontent ensuite les wagons vides,

Pour les tranchées qui doivent avoir une grande profondeur, on creuse d'abord une cunette à la partie supérieure, et on l'emploie comme nous venons de le dire jusqu'à ce que la tranchée possède toute la largeur qu'elle doit avoir. On crense ensuite une seconde cunette tout le long de la première, de manière que le fond se trouve à quelques mètres au-dessous. La voie provisoire est trans

[merged small][ocr errors][merged small][merged small][graphic]

FIG. 2.-Coupe d'une tranchée dans un terrain très-mou soutenu avec des murs en pierres sèches.

[graphic][subsumed]

FIG. 3. Coupe d'une tranchée dans un terrain compacte surmonté de couches perméables, et assainie par un talus en pierres sèches avec cuvettes.

le wagon continue à rouler sur la voie provisoire en vertu de sa vitesse acquise. Arrivé au bout, il vient butter contre des traverses empilées à dessein à l'extrémité du remblai; le choc le fait culbuter, et la terre qu'il contient

se renverse.

Le wagon vide est alors mené sur une seconde voie, tandis que le cheval amène le second wagon plein, pour lequel on procède de la même manière, et ainsi de suite jusqu'au dernier.

Par cette méthode, on peut décharger en moyenne une centaine de wagons par jour.

Une autre méthode, trois fois plus rapide, mais aussi plus dispendieuse, consiste à prolonger la tête du remblai par un pont de charpente porté sur des échafauds roulants semblables aux grandes échelles doubles, munies de roulettes, qui servent à la taille des arbres dans nos jardins publics.

Les wagons sont déchargés l'un après l'autre et pas

« PreviousContinue »