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comme déjà atteints les deux points extrêmes vers lesquels Virgile dirige les branches et les racines de l'arbre, tendit; le ciel et l'empire des morts saisissent fortement l'imagination; auras æthereas et Tartara font à peine image. (GERUZEZ.)

Avant La Fontaine, RACAN, dans une comparaison, parle d'un chêne qui

Attache dans l'enfer ses fécondes racines

Et de ses larges bras touche le firmament.

(Ode à M. de Bellegarde.)

Depuis La Fontaine, JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU a reproduit ce double trait dans son Ode au prince Eugène de Savoie. Personnifiant la Renommée, il nous la montre :

Qui, des pieds touchant la terre,

Cache sa tête dans les cieux.

VOLTAIRE a dit aussi, en parlant de chênes et de sapins :

Leur pied touche aux enfers, leur cime est dans les cieux.
(III Disc. sur l'homme.)

Au ciel était voisine. En prose on ne dirait pas voisine AU ciel, mais voisine Du ciel. La Fontaine fait un latinisme. Mais, dit un commentateur, l'heureuse audace du style de La Fontaine en a gratifié pour toujours le langage poétique, qui, jusque-là, s'était contenté d'employer la préposition de, conformément à la grammaire. Cette remarque n'est pas tout à fait juste: le génie de notre vieille langue française use fréquemment de la préposition à; ce latinisme s'est maintenu chez les écrivains du xvme siècle.

Dont les pieds touchaient à l'empire des morts. C'est-à-dire pénétraient fort avant dans la terre.

La Fontaine ne s'amuse pas plus à moraliser à la fin de sa fable qu'au commencement: la morale en est tout entière dans le récit du fait. Si l'on considère, dit Chamfort,

qu'il n'y a pas un mot de trop, pas un terme impropre, pas une négligence (voy. pourtant p. 58, n. 1); que dans l'espace de trente vers, La Fontaine ne faisant que se livrer au courant de sa narration, a pris tous les tons, celui de la poésie la plus gracieuse, celui de la poésie la plus élevée, on ne craindra pas d'affirmer qu'à l'époque où cette fable parut, il n'y avait rien de ce ton-là dans la langue.

LIVRE SECOND.

FABLE PREMIÈRE.

Conseil tenu par les Rats.

Cff. ABSTEMIUS, 195: de Muribus tintinnabulum feli appenpere volentibus. FAERNI fabulæ, 47. EUSTACHE DESCHAMPS

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a composé sur le même thème une ballade que l'on comparera avec intérêt à la fable de La Fontaine 1.

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2 Rodilardus, mot composé du verbe latin rodere, ron

1 Vécussent.

2 Ce conseil.

3 Pris.

▲ Ce qu'on.

5 Auront.

в

Faisoit des rats telle déconfiture ',

Que l'on n'en voyoit presque plus,

Tant il en avoit mis dedans la sépulture.
Le peu qu'il en restoit, n'osant quitter son trou,
Ne trouvoit à manger que le quart de son soûl 3 ;
Et Rodilard passoit, chez la gent misérable,
Non pour un chat, mais pour un diable.
Or, un jour qu'au haut et au loin 5

4

Le galant alla chercher femme,

Pendant tout le sabbat 6 qu'il fit avec sa dame,

ger, et du mot lard. La Fontaine lui a prêté un costume qui donne un air d'antiquité au personnage qui le porte. RABELAIS fait mention de ce chat célèbre : « Pantagruel le voyant égratigné des griffes du célèbre chat Rodilardus, etc. » (IV, ch. 6 et 7.)

↑ Déconfiture, employé ici dans le sens de destruction, acception aujourd'hui tombée en désuétude.' S'emploie encore, dans le langage du droit, pour désigner l'insolvabilité d'un individu non commerçant; et, dans le style familier, pour désigner la ruine d'une personne quelconque. 2 Dedans, pour dans.

3 Soûl, contracté du vieux mot saoul, italien satollo, pleinement repu; cet adjectif manque de toute noblesse. Soûl s'emploie aussi comme substantif avec les pronoms possessifs mon, ton, son, etc., pour dire autant qu'il suffit, autant qu'on veut : J'en ai eu tout mon soûl.

4 Gent..., race, nation, du latin gens. Ailleurs La Fontaine parlera de la gent trotte-menu.

5 Or un jour... Ce vers manque d'harmonie; les monosyllabes qui le composent et l'hiatus qui s'y trouve sont des négligences.

c Sabbat, se dit familièrement de tout bruit qui se fait avec désordre, avec confusion.

Le demeurant des rats' tint chapitre en un coin
Sur la nécessité présente.

Dès l'abord, leur doyen, personne fort prudente,
Opina qu'il falloit, et plus tôt que plus tard,
Attacher un grelot au cou de Rodilard;

Qu'ainsi, quand il iroit en guerre,

De sa marche avertis, ils s'enfuiroient sous terre ;
Qu'il n'y savoit que ce moyen.

Chacun fut de l'avis de monsieur le doyen :
Chose ne leur parut à tous plus salutaire.

La difficulté fut d'attacher le grelot *.

L'un dit: Je n'y vais point, je ne suis pas si sot;
L'autre Je ne saurois. Si bien que sans rien faire
On se quitta. J'ai maints chapitres vus 5,
Qui pour néant se sont ainsi tenus;

Chapitres, non de rats, mais chapitres de moines,
Voire chapitres de chanoines.

6

Ne faut-il que délibérer?

Le demeurant des rats. Ce qui avait échappé à la dent de Rodilardus.

2 Tint chapitre... S'assembla. Le mot chapitre désigne l'assemblée que les religieux tiennent pour délibérer de leurs intérêts. En un coin la peur n'aime pas le grand jour.

3 Chose ne leur parut. Chose est ici synonyme de rien; ce qui s'explique par l'ellipse de nulle, aucune.

La difficulté fut... Vers passé en proverbe. Grelot : suivant Diez dérive du latin crotalum, cliquettes, castagnettes. 5 J'ai maints chapitres vus. Liberté dont La Fontaine use souvent le participe ne peut s'accorder avec le mot chapitres, puisque sa place, dans le vers, est le résultat d'une inversion. La Fontaine suit ici les vieilles traditions.

6 Voire, terme suranné qui signifie vraiment; dans le style familier, il s'emploie encore dans le sens de même.

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