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FABLE XIX.

Un Fou et un Sage.

1

Cff. PHEDRE, III, 5.

Certain fou poursuivoit à coups de pierre un sage.
Le sage se retourne, et lui dit : Mon ami,
C'est fort bien fait à toi, reçois cet écu-ci.
Tu fatigues assez pour gagner davantage;
Toute peine, dit-on, est digne de loyer 2 :
Vois cet homme qui passe, il a de quoi payer;
Adresse-lui tes dons, ils auront leur salaire.
Amorcé par le gain, notre fou s'en va faire
Même insulte à l'autre bourgeois.
On ne le paya pas en argent cette fois.

3

Maint estafier accourt: on vous happe notre homme,

On vous l'échine, on vous l'assomme 1.

Tu fatigues. Sens neutre du verbe se donner de la fatigue.

2 Loyer. (V. suprà, le Villageois et le Serpent, VI, 13, p. 255, n. 1.)

3 Estafier. Ce mot est d'origine italienne: il dérive de l'italien staffa, étrier, d'où l'on a fait staffiere, laquais qui tenait l'étrier à son maître.

▲ On vous l'assomme. Cette phrase finit d'une manière peu satisfaisante pour l'oreille : la période n'est pas terminée et laisse désirer un dernier membre de phrase, lié aux précé

Auprès des rois il est de pareils fous:
A vos dépens ils font rire le maître.
Pour réprimer leur babil, irez-vous
Les maltraiter? vous n'êtes pas peut-être
Assez puissant. Il faut les engager
A s'adresser à qui peut se venger 1.

dents par une conjonction, tel, à peu près, que celui-ci : et demi-mort sur la place on le laisse. Cette finale empêcherait, en outre, de croire que le pauvre fou a succombé tout à fait sous les coups pour réparation de l'injure faite au prétendu sage: conclusion qui semble peu convenir à une fable.

1 Dans un exemplaire des Ouvrages de prose et de poésie des sieurs Maucroix et de La Fontaine, se trouve à la suite de cette fable (p. 44) une note manuscrite en écriture du temps, ainsi conçue : « Cette fable fut faite contre le sieur abbé Du Plessis, une espèce de fou sérieux, qui s'étoit mis sur le pied de censurer à la cour les ecclésiastiques, et même les évêques, et que M. l'archevêque de Reims fit bien châtier. >>

FABLE XX.

Le Renard anglois.

A MADAME HARVEY 1.

Cff. ABSTEMIUS, 146. Roman du Renart.

Le bon cœur est chez vous compagnon du bon sens ;
Avec cent qualités trop longues à déduire,
Une noblesse d'âme, un talent pour conduire
Et les affaires et les gens,

2

Une humeur franche et libre, et le don d'être amie
Malgré Jupiter même et les temps orageux,
Tout cela méritoit un éloge pompeux :

Il en eût été moins selon votre génie ;
La pompe vous déplaît, l'éloge vous ennuie.
J'ai donc fait celui-ci court et simple. Je veux
Y coudre encore un mot ou deux

En faveur de votre patrie :

1 Mme Harvey. Élisabeth Montaigu, veuve du chevalier Harvey, mort à Constantinople au service de Charles II. En 1683, Mme Harvey vint à Paris, et La Fontaine eut souvent occasion de la voir chez mylord Montaigu, son frère, ambassadeur près la cour de France. Mme Harvey mourut en 1702.

2 Malgré Jupiter même, etc. Éloge qui s'applique très-bien à l'auteur lui-même, dont tout le monde connaît l'attachement à Fouquet.

Vous l'aimez. Les Anglais pensent profondément;
Leur esprit, en cela, suit leur tempérament ;
Creusant dans les sujets, et forts d'expériences,
Ils étendent partout l'empire des sciences 1.
Je ne dis point ceci pour vous faire ma cour:
Vos gens, à pénétrer 2, l'emportent sur les autres;
Même les chiens de leur séjour

Ont meilleur nez que n'ont les nôtres 3. Vos renards sont plus fins : je m'en vais le prouver Par un d'eux, qui, pour se sauver,

Mit en usage un stratagème

Non encor pratiqué, des mieux imaginés.

Le scélérat, réduit en un péril extrême,
Et presque mis à bout par ces chiens au bon nez,
Passa près d'un patibulaire *.

Là, des animaux ravissants 5,

Blaireaux, renards, hiboux, race encline à mal faire, Pour exemple pendus, instruisoient les passants. Leur confrère, aux abois 6, entre ces morts s'arrange.

1 Ils étendent partout l'empire des sciences. Allusion à la Société royale de Londres, fondée en 1660 sous Charles II. 2 A pénétrer. Pour la pénétration.

3 Ont meilleur nez que les nôtres. Voilà qui me paraît étrange; mais, à toute force, peut-être les chiens anglais sentent-ils mieux le renard que les nôtres: ils le chassent plus souvent. (CHAMFORT.)

▲ Près d'un patibulaire. Près d'une potence. Ellipse du mot bois. Patibulaire est un adjectif des deux genres, signifiant: qui est destiné à servir de gibet.

Des animaux ravissants. Des animaux de proie.

6 Aux abois. Expression figurée : c'est-à-dire près de sa fin, réduit à la dernière extrémité. Dans son sens propre, la locution être aux abois se dit de l'extrémité où le cerf est réduit quand il est sur ses fins.

Je crois voir Annibal, qui, pressé des Romains,
Met leur chef en défaut, ou leur donne le change,
Et sait, en vieux renard, s'échapper de leurs mains.
Les clefs de meute 1, parvenues

3

A l'endroit où pour mort le traître se pendit,
Remplirent l'air de cris: leur maître les rompit 2,
Bien que de leurs abois ils perçassent les nues.
Il ne put soupçonner ce tour assez plaisant.
Quelque terrier, dit-il, a sauvé mon galant;
Mes chiens n'appellent point au delà des colonnes 1
Où sont tant d'honnêtes personnes.

Il y viendra, le drôle ! Il y vint, à son dam 5.
Voilà maint basset clabaudant;

Voilà notre renard au charnier se guindant.
Maître pendu croyoit qu'il en iroit de même
Que le jour qu'il tendit de semblables panneaux :
Mais le pauvret, ce coup, y laissa ses houseaux 6.

▲ Clefs de meute. Au figuré, les meilleurs chiens d'une meute, ceux qui servent à conduire les autres et à les remettre sur la piste quand ils l'ont perdue.

2 Les rompit. Autre terme de vénerie qui signifie détour

ner.

3 De leurs abois. Aboi (bruit que fait le chien en aboyant) n'a de pluriel que dans le sens figuré. — Le mot propre ici serait aboiements; mais il est peu harmonieux.

4 Colonnes. C'est-à-dire potences où les animaux étaient pendus. La Fontaine dit colonnes, parce que les fourches patibulaires étaient souvent placées au sommet de piliers en maçonnerie.

5 A son dam. Expression surannée: ad damnum, pour sa perte.

6 Le pauvret... y laissa ses houseaux. Expression proverbiale pour dire qu'il y mourut. On dit aujourd'hui dans le

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