Page images
PDF
EPUB

FABLE XVII.

Le Philosophe scythe.

Cff. AUL. GELLII, Noct. Attic., lib. XIX, cap. XII.

Un philosophe austère, et né dans la Scythie,
Se proposant de suivre une plus douce vie,
Voyagea chez les Grecs, et vit en certains lieux
Un sage assez semblable au vieillard de Virgile 1,
Homme égalant les rois, homme approchant des dieux,
Et, comme ces derniers, satisfait et tranquille.
Son bonheur consistoit aux beautés d'un jardin.
Le Scythe l'y trouva qui, la serpe à la main,
De ses arbres à fruit retranchoit l'inutile,
Ebranchoit, émondoit, ôtoit ceci, cela,
Corrigeant partout la nature,

Excessive à payer ses soins avec usure.
Le Scythe alors lui demanda

Pourquoi cette ruine : étoit-il d'homme sage 2

1 Assez semblable au vieillard de Virgile. C'est le vieillard des bords du Galèze :

Jugera ruris erant...

cui pauca relicti

Regum æquabat opes animis, seraque revertens

Nocte domum, dapibus mensas onerabat inemptis.

(VIRGILE, Georg., IV, v. 127-133.)

2 Étoit-il d'homme sage? Ellipse: était-ce l'action d'un

homme sage?

De mutiler ainsi ces pauvres habitants?
Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage;
Laissez agir la faux du Temps:

Ils iront assez tôt border le noir rivage 1.
J'ôte le superflu, dit l'autre ; et l'abattant,
Le reste en profite d'autant.

Le Scythe, retourné dans sa triste demeure,
Prend la serpe à son tour, coupe et taille à toute heure;
Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis

Un universel abattis.

Il ôte de chez lui les branches les plus belles,
Il tronque son verger contre toute raison,
Sans observer temps ni saison,

Lunes ni vieilles ni nouvelles 2.

Tout languit et tout meurt 3.

Ce Scythe exprime bien

1 Ils iront assez tôt border le noir rivage. Rien de plus audacieux que cette image. Il faut chercher dans l'Écriture un exemple de cette force: Roucher en fait la remarque dans une des notes du 5e chant de son poëme des Mois, en citant ce passage d'Ézéchiel: Omnes enim (arbores) morti debentur inferis destinatæ in turba hominum descendentium in foveam ituræ. (c. XXXI.)

2 Lunes ni vieilles ni nouvelles. Le temps propre à tailler les arbres. VIRGILE a dit dans ses Géorgiques (I, 276–277) :

Ipsa dies alios alio dedit ordine luna

Felices operum.

3 Tout languit et tout meurt. Cette allégorie, déjà célèbre chez les anciens, est aussi célèbre que juste, et La Fontaine l'a traitée avec une supériorité qui l'élève au rang de ses chefs-d'œuvre. I vieillissait cependant, mais à quel âge vieillit le génie? (CH. NODIER.)

Un indiscret stoïcien :

Celui-ci retranche de l'âme

Désirs et passions, le bon et le mauvais,

Jusqu'aux plus innocents souhaits.

Contre de telles gens, quant à moi, je réclame.
Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort ;
Ils font cesser de vivre avant que l'on soit mort1.

FABLE XVIII.

L'Éléphant et le Singe de Jupiter.

Autrefois l'éléphant et le rhinocéros,

En dispute du pas et du droit de l'empire,
Voulurent terminer la querelle en champ clos 2.
Le jour en étoit pris, quand quelqu'un vint leur dire
Que le singe de Jupiter,

▲ Il faut cesser de vivre, etc. « Sic isti apathiœ sectatores, qui videri se esse tranquillos, et intrepidos, et immobiles volunt, dum nihil cupiunt, nihil dolent, nihil irascuntur, nihil gaudent; omnibus vehementioris animi officiis amputatis, in corpore ignava et quasi enervatæ vitæ consenescunt. » (AUL.-GELL.) Ces paroles pleines de force et de sens font la conclusion de la fable d'Aulu-Gelle.

2 En champ clos. Réminiscence poétique.

Portant un caducée 1, avoit paru dans l'air.

Ce singe avoit nom Gille, à ce que dit l'histoire 2.
Aussitôt l'éléphant de croire

Qu'en qualité d'ambassadeur

Il venoit trouver sa grandeur.
Tout fier de ce sujet de gloire,

Il attend maître Gille, et le trouve un peu lent
A lui présenter sa créance 3.
Maître Gille enfin, en passant,

Va saluer son excellence.

L'autre étoit préparé sur la légation :
Mais pas un mot. L'attention *

Qu'il croyoit que les dieux eussent à sa querelle
N'agitoit pas encor chez eux cette nouvelle.

Qu'importe à ceux du firmament

5

Qu'on soit mouche ou bien éléphant ?

Il se vit donc réduit à commencer lui-même.
Mon cousin Jupiter, dit-il, verra dans peu

1 Caducée. Verge accolée de deux serpents, que la Mythologie range parmi les attributs de Mercure.

2 A ce que dit l'histoire. Histoire suspecte : je ne crois pas que le singe de Jupiter, si singe il a eu, se soit jamais nommé Gille. (GERUZEZ.)

3 Sa créance. Pour sa lettre de créance. Lettre notifiant qu'on doit donner confiance à qui la remet.

4 L'attention, etc. Phrase embarrassée et obscure.

5 Qu'on soit mouche ou bien éléphant. Ce vers et le précédent sont une négligence: ils empiètent sur la moralité. En effet, après avoir appris que, aux yeux des dieux, tous les hommes sont égaux, le lecteur n'est plus frappé de la pensée finale de l'apologue :

Les petits et les grands sont égaux à leurs yeux.

Un assez beau combat, de son trône suprême ;
Toute sa cour verra beau jeu.

Quel combat? dit le singe avec un front sévère.
L'éléphant repartit : Quoi ! vous ne savez pas
Que le rhinocéros me dispute le pas;
Qu'Éléphantide a guerre avecque Rhinocère ??
Vous connoissez ces lieux, ils ont quelque renom.
Vraiment je suis ravi d'en apprendre le nom,
Repartit maître Gille: on ne s'entretient guère
De semblables sujets dans nos vastes lambris.
L'éléphant, honteux et surpris,

Lui dit : Eh! parmi nous que venez-vous donc faire?-
Partager un brin d'herbe entre quelques fourmis :
Nous avons soin de tout. Et quant à votre affaire,
On n'en dit rien encor dans le conseil des dieux :
Les petits et les grands sont égaux à leurs yeux 3.

1 VARIANTE: Éléphandide, capitale des éléphants. 2 Rhinocère, capitale des rhinocéros.

3 V. la note 5, p. préc.

« PreviousContinue »