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La gazelle déjà nous a-t-elle oubliés 1?
A ces paroles, la tortue

S'écrie, et dit: Ah! si j'étois
Comme un corbeau d'ailes pourvue,
Tout de ce pas je m'en irois

Apprendre au moins quelle contrée,
Quel accident tient arrêtée

Notre compagne au pied léger;

Car, à l'égard du cœur, il en faut mieux juger 2.
Le corbeau part à tire-d'aile 3:

Il aperçoit de loin l'imprudente gazelle

Prise au piége et se tourmentant.

Il retourne avertir les autres à l'instant;
Car, de lui demander quand, pourquoi, ni comment
Ce malheur est tombé sur elle,

Et perdre en vains discours cet utile moment,
Comme eût fait un maître d'école,

Il avoit trop de jugement.

Le corbeau donc vole et revole.
Sur son rapport, les trois amis
Tiennent conseil. Deux sont d'avis
De se transporter sans remise

Aux lieux où la gazelle est prise.

1 La gazelle déjà nous a-t-elle oubliés? Vers plein de sentiment.

2 Il en faut mieux juger. Trait charmant.

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3 A tire-d'aile. Expression adverbiale: voler aussi rapidement qu'il est possible. Tire-d'aile, substantif masculin: battement d'aile prompt et vigoureux que fait un oiseau quand il vole.

▲ Comme eût fait un maître d'école. (V. suprà, l'Enfant et le Maitre d'école, I, 17, p. 48 et s., et l'Écolier, le Pédant et le Maître d'un jardin, IX, 5, p. 420 et s.)

L'autre, dit le corbeau, gardera le logis:
Avec son marcher lent, quand arriveroit-elle1?
Après la mort de la gazelle.

Ces mots à peine dits, ils s'en vont secourir
Leur chère et fidèle compagne,

Pauvre chevrette de montagne.
La tortue y voulut courir :

La voilà comme eux en campagne,
Maudissant ses pieds courts avec juste raison,
Et la nécessité de porter sa maison.

Rongemaille (le rat eut à bon droit ce nom)
Coupe les nœuds du lac : on peut penser la joie.
Le chasseur vient, et dit : Qui m'a ravi ma proie?
Rongemaille, à ces mots, se retire en un trou,
Le corbeau sur un arbre, en un bois la gazelle :
Et le chasseur, à demi fou

De n'en avoir nulle nouvelle,

Aperçoit la tortue, et retient son courroux.
D'où vient, dit-il, que je m'effraie?

Je veux qu'à mon souper celle-ci me défraie.
Il la mit dans son sac. Elle eût payé pour tous,
Si le corbeau n'en eût averti la chevrette.

Celle-ci, quittant sa retraite,

Contrefait la boiteuse, et vient se présenter.
L'homme de suivre, et de jeter

Tout ce qui lui pesoit : si bien que Rongemaille
Autour des noeuds du sac tant opère et travaille,

1 Quand arriveroit-elle? On devine bien qu'il s'agit ici de la tortue; c'est par délicatesse que le corbeau ne la nomme point.

2 Chevrette. Diminutif gracieux.

Qu'il délivre encor l'autre sœur, Sur qui s'étoit fondé le souper du chasseur.

Pilpay conte qu'ainsi la chose s'est passée.
Pour peu que je voulusse invoquer Apollon,
J'en ferois, pour vous plaire, un ouvrage aussi long
Que l'Iliade ou l'Odyssée 1.

Rongemaille feroit le principal héros,

Quoique à vrai dire ici chacun soit nécessaire.
Porte-maison l'infante y tient de tels propos,
Que monsieur du corbeau va faire

Office d'espion, et puis de messager.
La gazelle a d'ailleurs l'adresse d'engager
Le chasseur à donner du temps à Rongemaille.
Ainsi chacun dans son endroit

S'entremet, agit, et travaille.

A qui donner le prix? Au cœur, si l'on m'en croit.

1 L'Iliade ou l'Odyssée. Poëmes épiques dans le premier, Homère chante la colère d'Achille; dans le second, il raconte les voyages d'Ulysse.

2 Porte-maison. — Plus haut Rongemaille. Ces deux appellations sont de l'invention du poëte.

FABLE XIV.

La Forêt et le Bûcheron.

Cff. PHÆDRI. Appendix fabular., f. 5.

YSOPET, I, f. 1.

(V. suprà, le Cerf et la Vigne, V, 15, p. 215 et s.)

Un bûcheron venoit de rompre ou d'égarer
Le bois dont il avoit emmanché sa cognée.
Cette perte ne put si tôt se réparer
Que la forêt n'en fût quelque temps épargnée.
L'homme enfin la prie humblement 1

De lui laisser tout doucement

Emporter une unique branche,

Afin de faire un autre manche :

1

Il iroit employer ailleurs son gagne-pain;
Il laisseroit debout maint chêne et maint sapin
Dont chacun respectoit la vieillesse et les charmes.
L'innocente forêt lui fournit d'autres armes.
Elle en eut du regret. Il emmanche son fer :
Le misérable ne s'en sert

Qu'à dépouiller sa bienfaitrice.

De ses principaux ornements.

1 L'homme enfin la prie humblement. Pourquoi cette prière si humble? Pourquoi n'arrachait-il pas une branche? Cela n'est pas motivé.

Elle gémit à tous moments;

Son propre don fait son supplice.

Voilà le train du monde et de ses sectateurs :
On s'y sert du bienfait contre les bienfaiteurs.
Je suis las d'en parler. Mais que de doux ombrages
Sont exposés à ces outrages,

Qui ne se plaindroit là-dessus?

Hélas! j'ai beau crier et me rendre incommode,
L'ingratitude et les abus

N'en seront pas moins à la mode.

1 Elle gémit à tous moments. « Les arbres même semblent gémir aux offenses, »dit MONTAIGNE.

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