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Sans tant de contredits' et d'interlocutoires,
Et de fatras 2, et de grimoires 3,

Travaillons, les frelons et nous :

On verra qui sait faire, avec un suc si doux,
Des cellules si bien bâties.

Le refus des frelons fit voir

Que cet art passoit leur savoir;

Et la guêpe adjugea le miel à leurs parties *.

Plût à Dieu qu'on réglât ainsi tous les procès !
Que des Turcs en cela l'on suivît la méthode 5 !

deurs, engendrent à leurs procès tête, pieds, griffes, bec, dents, mains, veines, artères, nerfs, muscles, humeurs. Ainsi rendent le procès parfait, galant et bien formé. » (III, chap. X.) — Le vers de La Fontaine est une expression proverbiale qui signifie : N'a-t-il pas assez sucé les plaideurs, en prolongeant indéfiniment la procédure?

1 Contredits, interlocutoires. Termes empruntés au langage du palais. Le premier désigne les écritures qui contiennent la réponse à la production de la partie adverse; le second, les jugements ordonnant une mesure préalable à la sentence définitive que pourtant ils préjugent. Admirons de nouveau le soin avec lequel La Fontaine se sert des termes usités au barreau. En parlant des animaux, il ne perd jamais l'homme de vue 2 Fatras. Se dit par mépris d'un amas confus de plusieurs choses.

3 Grimoires. Se dit, dans le style familier, des discours obscurs et des écritures difficiles à lire.

A leurs parties, sous-entendu adverses.

5 Que des Turcs... Voici cette méthode décrite par Chamfort: « Le cadi prend une connaissance succincte de l'affaire et fait donner la bastonnade à celui qui lui paraît avoir tort. >> La Fontaine n'a certainement pas voulu être pris ici au sérieux. S'il faut déplorer toute longueur inutile dans la procédure, il ne faut pas moins redouter les procédures trop sommaires. Est modus in rebus.

Le simple sens commun nous tiendroit lieu de code:
Il ne faudroit point tant de frais;

Au lieu qu'on nous mange, on nous gruge 1;
On nous mine 2 par des longueurs;

On fait tant, à la fin, que l'huître est pour le juge,
Les écailles pour les plaideurs 3.

3.

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Cff. ÉSOPE, f. 59, 143; AVIENUS, f. 16 4.

Le chêne un jour dit au roseau 5 :

4 Gruge. Gruger quelqu'un signifie, dans le langage familier, lui manger tout son bien.

2 Mine. Au figuré, détruire, ruiner peu à peu.

3 On fait tant que, etc. Cff. infrà l'Huître et les Plaideurs. (IX, 8.)

4 « Quoique le vent ne fasse pas de mal à l'herbe qui plie devant lui, il arrache néanmoins les arbres les plus gros et les plus puissants. » Cette sentence de Bidpaï, mise en action, devient l'apologue d'Ésope. L'apologue grec met en scène un roseau et un olivier. De tous les fabulistes antérieurs à La Fontaine, Avienus seul introduit un chêne dans son récit.

On trouve encore la pensée de l'admirable fable le Chêne et le Roseau dans cette petite pièce de vers de LUCILIUS, poëte grec qui vécut sous les Antonins : « Que ne peut la fortune, en dépit de notre attente et de nos vœux! Elle élève les petits, elle abaisse les grands. Ton orgueil, ton faste, elle les abattra, quand bien même un fleuve te prodiguerait ses paillettes d'or. Le vent ne renverse jamais ni le jonc, ni la mousse, mais il jette à bas les grands chênes et les hauts platanes. » (Anthologie grecque, 1863.)

s Le chêne un jour... L'auteur entre en matière sans pro

Vous avez beau sujet d'accuser la nature ';
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau;
Le moindre vent 2 qui d'aventure

Fait rider la face de l'eau

Vous oblige à baisser la tête;

3

Cependant que mon front, au Caucase pareil,

logue, sans morale. Impossible d'imaginer un début plus modeste.

1 Vous avez beau sujet... VAR : Vous avez BIEN sujet. Beau sujet, c'est-à-dire juste sujet.— Le discours est direct: le Chêne ne dit point que le Roseau avait bien raison d'accuser la nature. Cette manière est beaucoup plus vive. Ce vers marque le ton de tout le discours : Le Chêne montre déjà de la compassion, mais de cette compassion orgueilleuse par laquelle on fait sentir au malheureux les avantages qu'on a sur lui.

2 Le moindre vent... Chaque mot que dit le Chêne fait sentir au Roseau sa faiblesse. La Harpe admire cette image qui peint, d'une manière nouvelle, l'espèce de frémissement qu'un vent léger fait courir sur la superficie des eaux. (Cours de littérature.) Sans vouloir diminuer en rien le mérite de ces vers éminemment pittoresques, notons pourtant que l'image qu'ils expriment se trouve en germe dans JOACHIM DU BELLAY:

Ce vent qui rase les flancs

De la plaine colorée,

A longs zéphirs doux et soufflants

Qui rident l'onde azurée.

(Chant de l'Amour et du Printemps.)

3 Cependant que, pour tandis que, pendant que. Ce tour emphatiqué se trouve également dans le récit de la victoire du Cid sur les Maures':

Cependant que leurs rois engagés parmi nous

Disputent vaillamment et vendent bien leurs vies.

(CORNEILLE, le Cid, IV, 3.)

Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave l'effort' de la tempête.

Tout vous est aquilon 2, tout me semble zéphyr.
Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage

Dont je couvre le voisinage,

Vous n'auriez pas tant à souffrir ;
Je vous défendrais de l'orage:

Mais vous naissez le plus souvent

Sur les humides bords des royaumes du vent 3.
La nature envers vous me semble bien injuste *.
Votre compassion, lui répondit l'arbuste,
Part d'un bon naturel 5; mais quittez ce souci :

Les vents me sont moins qu'à vous redoutables; Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici Contre leurs coups épouvantables

↑ Brave l'effort... Braver ne signifie pas seulement résister, mais résister avec insolence. Ces trois vers forment contraste avec les trois précédents.

2 Tout vous est aquilon. · Aquilon, vent du nord. Dans le langage poétique, l'aquilon désigne un vent froid et orageux.Zéphyr, vent fort doux et agréable. La différence de l'arbuste fragile au chêne robuste peut-elle être mieux représentée que que dans ce vers d'une précision si expressive?

3 Sur les humides bords, etc., c'est-à-dire sur le bord des eaux. Tour poétique.

La nature envers vous... Le Chêne finit par s'arrêter sur l'idée la plus affligeante pour le Roseau, et la plus flatteuse pour lui-même.

5 Votre compassion, etc. Le Roseau ne dit pas au Chêne que sa compassion part de l'orgueil, mais il lui fait sentir qu'il en a examiné et vu le principe. La réponse du Roseau est polie, mais sèche. Arbuste, ce terme ne me semble pas être tout à fait le mot propre.

--

Résisté 1 sans courber le dos;

Mais attendons la fin 2. Comme il disoit ces mots, Du bout de l'horizon accourt 4 avec furie

3

Le plus terrible des enfants

Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L'arbre tient bon; le roseau plie.

Le vent redouble ses efforts,

Et fait si bien qu'il déracine

Celui de qui la tête au ciel étoit voisine,

Et dont les pieds touchoient à l'empire des morts 3.

1 Contre leurs coups... résisté. Légère incorrection. Le verbe résister veut la préposition à.

2 Mais attendons la fin. Hémistiche d'un grand effet: il laisse pressentir une catastrophe.

3 L'horizon. L'endroit où le ciel semble toucher la terre.

▲ Accourt... Un vent d'orage, un vent impétueux et destructeur peut-il être plus poétiquement désigné que dans ces vers? VARRON avait dit dans ses satires ménippées :

Phrenetici Septentrionum filii
Venti,

expressions que l'on retrouve dans une fable de DESBILLONS, portant sur le même sujet que celle de La Fontaine :

Frigido

Ab axe repente se erumpunt frenetici

Septentrionum filii.

5 Celui de qui, etc. Double trait emprunté à VIRGILE (En.,IV, 445-446) et à CALLIMAQUE (Hymne à Cérès, v. 59):

Et quantùm vertice ad auras

Ethereas, tantùm radice in Tartara tendit.

La Fontaine surpasse ici le prince des poëtes latins. La tête et les pieds, mots figurés, sont plus poétiques que les mots vertex et radix; était voisine et touchaient montrent

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