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Outre ces quatre potentats 1.
Combien d'êtres de tous états

Se font une guerre éternelle !

Autrefois un logis plein de chiens et de chats,
Par cent arrêts rendus en forme solennelle,
Vit terminer tous leurs débats.

Le maître ayant réglé leurs emplois, leurs repas,
Et menacé du fouet quiconque auroit querelle,
Ces animaux vivoient entre eux comme cousins 2.
Cette union si douce, et presque fraternelle,
Edifioit tous les voisins.

Enfin elle cessa. Quelque plat de potage,
Quelque os, par préférence, à quelqu'un d'eux donné,
Fit que l'autre parti s'en vint tout forcené3

Représenter un tel outrage.

J'ai vu des chroniqueurs attribuer le cas

4

Aux passe-droits qu'avoit une chienne en gésine". Quoi qu'il en soit, cet altercas

Mit en combustion la salle et la cuisine:

6

Chacun se déclara pour son chat, pour son chien.

1 Ces quatre potentats. L'eau, l'air, la terre et le feu.

2 Comme cousins. Outre la désignation du lien de parenté, le mot cousin sert à nommer ceux qui sont bons amis, qui vivent en bonne intelligence. Ils sont grands cousins. Si vous faites telle chose, nous ne serons pas cousins.

3 Forcené. Adjectif et substantif. Furieux et hors de sens. Ce mot est composé de fors (hors) et du vieux français sen. 4 Passe-droits. Grâce accordée à quelqu'un contre le droit et contre l'usage ordinaire.

5 En gésine. Qui venait de mettre bas ses petits. Mot suranné.

6 Altercas. Altercation. Autre mot suranné.

On fit un réglement dont les chats se plaignirent,
Et tout le quartier étourdirent.

Leur avocat disoit qu'il falloit bel et bien
Recourir aux arrêts. En vain il les cherchèrent
Dans un coin où d'abord leurs agents les cachérent :
Les souris enfin les mangèrent.

Après procès nouveau. Le peuple souriquois 1
En pâtit maint vieux chat, fin, subtil, et narquois 2,
Les guetta, les prit, fit main basse.

Le maître du logis ne s'en trouva que mieux.

J'en reviens à mon dire. On voit sous les cieux
Nul animal, nul être, aucune créature,

Qui n'ait son opposé : c'est la loi de nature.
D'en chercher la raison, ce sont soins superflus.
Dieu fit bien ce qu'il fit, et je n'en sais pas plus.
Ce que je sais, c'est qu'aux grosses paroles
On en vient, sur un rien, plus des trois quarts du
[temps.
Humains, il vous faudroit encore à soixante ans

Renvoyer chez les barbacoles *.

Le peuple souriquois. C'est là, dit CH. NODIER, un des plus ingénieux néologismes de La Fontaine.

2 Narquois. Se dit d'un homme fin, rusé, qui se plaît à tromper les autres, ou à s'en moquer.

3 Dieu fit bien. (V. suprà, le Gland et la Citrouille, IX, 4, p. 416 et s.)

4 Barbacoles. Un commentateur explique ce mot de la manière suivante: « Terme plaisant et burlesque emprunté des Italiens, qui l'ont inventé pour désigner un maître d'école, qui, pour se rendre plus vénérable à ses écoliers, porte une longue barbe, barbam colit. »

FABLE VII.

Le Loup et le Renard.

Cff. Thèmes du duc de Bourgogne (a).

en la vie

D'où vient que personne
N'est satisfait de son état ?
Tel voudroit bien être soldat
A qui le soldat porte envie.

Certain renard voulut, dit-on,
Se faire loup. Eh! qui peut dire
Que pour le métier de mouton
Jamais aucun loup ne soupire?

Ce qui m'étonne est qu'à huit ans

2

Un prince en fable ait mis la chose.

1 D'où vient que personne, etc. :

Qui fit, Mæcenas, ut nemo quam sibi sortem

Seu ratio dederit, seu fors objecerit, illá
Contentus vivat, laudet diversa sequentes.

(HOR., Sat., I, 1, v. 1 et s.)

• Un prince. Le duc de Bourgogne.

(a) Vulpes quam tædebat artis suæ, quia villicus vicinus cautè imminuebat in dies prædam, decrevit se fieri tyronem in arte luporum. Lupus, cujus in officina dedit operam, in eo animadvertit egregiam nocendi facultatem et incœpit eum instituere. Profer, inquit, rictum immanem; exere linguam arentem et flammeam : dentibus minare. (Cff. Mss. de la Bibl. du Roi, n. 8511, fol. 30. ROBERT, Fables inédites, etc., t. II, p. 340.)

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Pendant que, sous mes cheveux blancs,
Je fabrique à force de temps

Des vers moins sensés que sa prose 1.

Les traits dans sa fable semés
Ne sont en l'ouvrage du poëte

Ni tous ni si bien exprimés :
Sa louange en est plus complète.
De la chanter sur la musette,
C'est mon talent; mais je m'attends
Que mon héros, dans peu de temps,
Me fera prendre la trompette.

Je ne suis pas un grand prophète,
Cependant je lis dans les cieux
Que bientôt ses faits glorieux
Demanderont plusieurs Homères :
Et ce temps-ci n'en produit guères.
Laissant à part tous ces mystères,

Essayons de conter la fable avec succès.

Le renard dit au loup: Notre cher, pour tout mets J'ai souvent un vieux coq, ou de maigres poulets : C'est une viande qui me lasse.

Tu fais meilleure chère avec moins de hasard :

Des vers moins sensés que sa prose. On regrette de voir La Fontaine, l'écrivain qui a osé dire, sous Louis XIV, notre ennemi c'est notre maître, pousser la flatterie jusqu'à humilier son talent devant celui d'un enfant aussi jeune que le duc de Bourgogne; flatterie d'autant plus exagérée, qu'il n'ignorait pas que c'était Fénelon qui avait mis la chose en fable, et que le jeune duc n'avait fait que traduire en latin le sujet donné par son précepteur. (Louandre.)

J'approche des maisons; tu te tiens à l'écart.
Apprends-moi ton métier, camarade, de grâce;
Rends-moi le premier de ma race

Qui fournisse son croc de quelque mouton gras :
Tu ne me mettras point au nombre des ingrats.
Je le veux, dit le loup: il m'est mort un mien frère ;
Allons prendre sa peau, tu t'en revêtiras.

Ils vont ; et le loup dit : Voici comme il faut faire,
Si tu veux écarter les mâtins du troupeau.

Le renard, ayant mit la peau,

Répétoit les leçons que lui donnoit son maître.
D'abord il s'y prit mal', puis un peu mieux, puis bien;
Puis enfin il n'y manqua rien.

A peine il fut instruit autant qu'il pouvoit l'être,
Qu'un troupeau s'approcha. Le nouveau loup y court,
Et répand la terreur dans les lieux d'alentour.
Tel, vêtu des armes d'Achille,

Patrocle mit l'alarme 2 au camp et dans la ville :
Mères, brus, et vieillards, au temple couroient tous.
L'ost du peuple bêlant crut voir cinquante loups:
Chien, berger, et troupeau, tout fuit vers le village,
Et laisse seulement une brebis pour gage.
Le larron s'en saisit. A quelques pas de là,
Il entendit chanter un coq du voisinage.
Le disciple aussitôt droit au coq s'en alla,
Jetant bas sa robe de classe,

1 D'abord il s'y prit mal, etc. Gradation excellente.

2 Patrocle mit l'alarme, etc. S'étant revêtu des armes d'Achille dont il était l'ami, il jeta la terreur parmi les Troyens; mais il fut tué dans un combat où il se mesura seul à seul avec Hector. La Bruyère dit avec raison de La Fontaine, qu'il excelle à relever les petites choses par les grandes.

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