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Si ce n'est pas là raisonner,
La raison m'est chose inconnue.
Voyez-que d'arguments il fit 1:

Quand ce peuple est pris, il s'enfuit;

Donc il faut le croquer aussitôt qu'on le happe.
Tout! il est impossible. Et puis pour le besoin
N'en dois-je point garder? Donc il faut avoir soin
De le nourrir sans qu'il échappe.

Mais comment? Otons-lui les pieds. Or, trouvez-moi
Chose par les humains à sa fin mieux conduite!
Quel autre art de penser Aristote et sa suite 3

2

Enseignent-ils, par votre foi?

1 Que d'arguments il fit.La Fontaine, malgre la contrainte de la versification, développe le raisonnement attribué au hibou, avec l'exactitude et la précision du philosophe écrivant en prose.

2 Aristote. Chef de l'école philosophique des péripatéticiens.

3 Sa suite. Allusion à l'Art de penser, composé par Nicole et Arnaud.

4 Ceci n'est point une fable; et la chose, quoique merveilleuse et presque incroyable, est véritablement arrivée. J'ai peut-être porté trop loin la prévoyance de ce hibou; car je ne prétends pas établir dans les bêtes un progrès de raisonnement tel que celui-ci: mais ces exagérations sont permises à la poésie, surtout dans la manière d'écrire dont je me sers. (Note de La Fontaine.)

ÉPILOGUE*.

C'est ainsi que ma muse1, aux bords d'une onde pure,
Traduisoit en langue des dieux
Tout ce que disent sous les cieux

Tant d'êtres empruntants 2 la voix de la nature.
Truchement de peuples divers,

Je les faisois servir d'acteurs en mon ouvrage :
Car tout parle dans l'univers;

Il n'est rien qui n'ait son langage.

Plus éloquents chez eux qu'ils ne sont dans mes vers,
Si ceux que j'introduis me trouvent peu fidèle,
Si mon œuvre n'est pas un assez bon modèle,
J'ai du moins ouvert le chemin 3:

1 Muse. (V. suprà, Simonide préservé par les dieux (I, 13, p. 38, n. 1.)

2 VARIANTE: empruntant, dans les éditions modernes. Mais cette règle de l'indéclinabilité du participe n'existait pas lorsque La Fontaine écrivait ses fables; les écrivains le faisaient variable ou invariable, suivant leur convenance.

3 Ouvert le chemin. La Fontaine n'a pas, sans doute, cultivé le premier l'apologue en France: avant lui Marie de France, Phil. Hégémond, Gilles Gorrozet et Guillaume Haudent avaient traité, entr'autres, cet humble genre de composition. Il n'a donc pas à la lettre ouvert le chemin. Mais, s'il n'est pas le premier en date, nul n'osera lui contester le premier rang.

*Cet épilogue termina pendant longtemps le recueil des fables de notre poëte. Ce ne fut que quinze ans après sa première publication, et en 1694, qu'il donna sa cinquième et dernière partie, dont, depuis, on a formé le douzième livre de ses fables.

D'autres pourront y mettre une dernière main.
Favoris des neuf sœurs, achevez l'entreprise :
Donnez mainte leçon que j'ai sans doute omise;
Sous ces inventions il faut l'envelopper.

Mais vous n'avez que trop de quoi vous occuper :
Pendant le doux emploi de ma muse innocente,
Louis dompte l'Europe; et, d'une main puissante,
Il conduit à leur fin les plus nobles projets 1

Qu'ait jamais formés un monarque. Favoris des neuf sœurs, ce sont là des sujets

Vainqueurs du Temps et de la Parque.

1 Il conduit à leur fin les plus nobles projets, etc. Après des campagnes brillantes, Louis XIV avait dicté à Nimègue les conditions de la paix auxquelles l'Europe se soumit (1678). - Rapprochez de ce passage les vers qui terminent les Géorgiques de Virgile (IV, v. 559 et s.)

LIVRE DOUZIÈME.

A MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE.

MONSEIGNEUR,

Je ne puis employer, pour mes fables, de protection qui me soit plus glorieuse que la vôtre. Ce goût exquis et ce jugement si solide que vous faites paroître dans toutes choses audelà d'un âge où à peine les autres princes sont-ils touchés de ce qui les environne avec le plus d'éclat ; tout cela, joint au devoir de vous obéir et à la passion de vous plaire, m'a obligé de vous présenter un ouvrage3 dont l'original a été l'admiration de tous les siècles aussi bien que celle de tous les sages. Vous m'avez même ordonné de continuer ; et, si vous me permettez de le dire, il y a des sujets dont je vous suis redevable, et où vous avez jeté des grâces qui ont été admirées de tout le monde. Nous n'avons plus besoin de consulter ni Apollon ni les Muses, ni aucune des divinités du Parnasse elles se rencontrent toutes dans les présents que vous a faits la nature, et dans cette science de bien juger les ouvrages de l'esprit, à quoi vous joignez déjà celle de connoître toutes les règles qui y conviennent. Les fables d'Ésope sont une ample matière pour ces talents; elles embrassent toutes

1 Louis, duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, élève de Fénelon, naquit à Versailles le 6 août 1682, et mourut le 18 février 1712. Il avait douze ans lorsque La Fontaine lui dédia ce dernier livre de ses fables.

2 Ceci n'était point une exagération ni une flatterie à onze ans le duc de Bourgogne avait lu Tite-Live tout entier en latin; il avait traduit les Commen taires de César, et commencé une traduction de Tacite.

3 On voit par ces mots que La Fontaine présenta au jeune prince un exemplaire de ses fables.

sortes d'événements et de caractères. Ces mensonges sont proprement une manière d'histoire où on ne flatte personne. Ce ne sont pas choses de peu d'importance que ces sujets : les animaux sont les précepteurs des hommes dans mon ouvrage. Je ne m'étendrai pas davantage là-dessus : vous voyez mieux que moi le profit qu'on en peut tirer. Si vous vous connoissez maintenant en orateurs et en poëtes, vous vous connoîtrez encore mieux quelque jour en bons politiques et en bons généraux d'armée; et vous vous tromperez aussi peu au choix des personnes qu'au mérite des actions. Je ne suis pas d'un âge à espérer d'en être témoin 1. Il faut que je me contente de travailler sous vos ordres. L'envie de vous plaire me tiendra lieu d'une imagination que les ans ont affoiblie: quand vous souhaiterez quelque fable, je la trouverai dans ce fonds-là. Je voudrois bien que vous y pussiez trouver des louanges dignes du monarque qui fait maintenant le destin de tant de peuples et de nations, et qui rend toutes les parties du monde attentives à ses conquêtes, à ses victoires, et à la paix qui semble se rapprocher, et dont il impose les conditions avec toute la modération que peuvent souhaiter nos ennemis. Je me le figure comme un conquérant qui veut mettre des bornes à sa gloire et à sa puissance, et de qui on pourroit dire, à meilleur titre qu'on ne l'a dit d'Alexandre, qu'il va tenir les états de l'univers, en obligeant les ministres de tant de princes de s'assembler pour terminer une guerre qui ne peut être que ruineuse à leurs maîtres 2. Ce sont des sujets au-dessus de nos paroles: je les laisse à de meilleures plumes que la mienne, et suis avec un profond respect,

MONSEIGNEUR,

Votre très-humble, très-obéissant,
et très-fidèle serviteur,

DE LA FONTAINE.

La Fontaine était alors âgé de soixante-treize ans.

2 Luxembourg avait été vainqueur à Fleurus, à Neerwinden, à Steinkerke; Catinat, à Staffarde et à Marsailles. L'armée royale avait pris Mons, Namur et Charleroi. Louis XIV offrit la paix, mais à des conditions trop dures, et qui ne furent point acceptées.

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