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Et ceinture de joncs marins'.

Cet homme ainsi bàti fut député des villes
Que lave le Danube. Il n'étoit point d'asiles
Où l'avarice des Romains

Ne pénétrât alors, et ne portât les mains.
Le député vint donc, et fit cette harangue :
Romains, et vous sénat assis pour m'écouter,
Je supplie avant tout les dieux de m'assister:
Veuillent les immortels 2, conducteurs de ma langue,
Que je ne dise rien qui doive être repris!
Sans leur aide, il ne peut entrer dans les esprits
Que tout mal et toute injustice:

Faute d'y recourir, on viole leurs lois.

Témoin nous 3, que punit la romaine avarice:
Rome est, par nos forfaits, plus que par ses exploits,

Ceinture de joncs marins. « Le visage petit, les lèvres grosses, les yeux profonds, la couleur aduste, les cheveux hérissés, la teste découverte, les souliers de cuir de porcépic, le saye de poil de chèvre, la ceinture de joncs marins, la barbe longue et espoisse, les sourcils qui luy couvroient les yeux, l'estomach et le col couvert de poils comme un ours, et un baston en la main.» (Boaistuau.)

2 Veuillent les immortels, etc. « Je prie aux dieux immortels qu'ils vous inspirent à bien gouverner la république à laquelle vous présidez, et qu'ils reiglent aujourd'hui ma langue, afin que je die ce qui est nécessaire pour mon pays. »> (BOAISTUAU.)

VOLTAIRE s'est souvenu de ce passage dans la Mort de César, où il prête à Brutus les paroles suivantes :

Veuillent les immortels, s'expliquant par ma bouche,
Prêter à mon organe un pouvoir qui te touche.

(III, 2.)

3 Témoin nous. Il est ingénieux de s'accuser soi-même avant de se plaindre : c'est un moyen adroit de désarmer son ennemi.

L'instrument de notre supplice.

[jour,

Craignez 1, Romains, craignez que le Ciel quelque
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère ;
Et, mettant en nos mains, par un juste retour,
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il ne vous fasse, en sa colère,

Nos esclaves à votre tour.

Et pourquoi sommes-nous les vôtres ? Qu'on me die 2 En quoi vous valez mieux que cent peuples divers. Quel droit vous a rendus maîtres de l'univers ? Pourquoi venir troubler une innocente vie? [mains Nous cultivions en paix d'heureux champs: et nos Étoient propres aux arts, ainsi qu'au labourage. Qu'avez-vous appris aux Germains?

Ils ont l'adresse et le courage :

S'ils avoient eu l'avidité,

Comme vous, et la violence,

1 Craignez, etc. «Tenez-vous asseurez que, tout ainsi que vous autres sans raison jettez les autres hors de leurs maisons, terres et possessions, autres viendront qui avec raison vous chasseront de Rome et d'Italie. » (BOAISTUAU.)

Avant La Fontaine, d'autres poëtes s'étaient exercés sur ce sujet du Paysan du Danube, d'après Guevarra. Entre autres imitateurs, nous signalerons PIERRE SOREL, poëte chartrain peu connu. Le passage suivant mérite d'être rapproché de celui de La Fontaine que nous relevons :

Mesmement je verray quelques troupes en armes

Qui, soulageant nos pleurs, nos sanglots et nos larmes,
Viendront vous saccager en vos propres maisons;

Et le Dieu qui des cieux entend nos oraisons

En un jour seulement accablera vos testes,

Fouldroyant dessus vous ses fumantes tempestes.

2 Die. Pour dise. (V. suprà, la Mort et le Mourant VIII, 1,

p. 324, n. 2.)

Peut-être en votre place ils auroient la puissance,
Et sauroient en user sans inhumanité 1;
Celle que vos préteurs ont sur nous exercée
N'entre qu'à peine en la pensée 3.
La majesté de vos autels

Elle-même en est offensée ;

Car sachez que les immortels

Ont les regards sur nous. Grâces à vos exemples, Ils n'ont devant les yeux que des objets d'horreur, De mépris d'eux et de leurs temples,

D'avarice qui va jusques à la fureur.

4

Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome: La terre et le travail de l'homme

Font pour les assouvir des efforts superflus.

4 Sans inhumanité. Ce dernier trait est-il bien juste? Si les Germains avaient eu l'avidité et la violence de leurs tyrans, les mêmes causes n'auraient-elles pas produit les mêmes effets?

2 Préteurs. Il s'agit des propréteurs et des proconsuls, c'est-à-dire des gouverneurs qui étaient chargés d'administrer les provinces.

N'entre qu'à peine en la pensée :

La mer qui de ses bras enclost tout l'univers,
N'est de telle grandeur que vos désirs pervers.

(SOREL.)

▲ Rien ne suffit, etc. Lisez les discours de Cicéron contre Verrès, et rien ne vous paraîtra de trop dans ces reproches; lisez dans Tite-Live et dans Tacite les harangues de Lycortas, préteur des Achéens, surtout le discours si véhément du breton Galgacus; et vous conviendrez que Tite-Live et Tacite n'ont pas mieux peint les excès de l'avarice romaine. Tout le reste de ce discours est d'une beauté également soutenue. Il n'en coûte pas plus à La Fontaine d'être sublime que d'être naïf. (PALISSOT, Mémoires littéraires, art. P. Corneille.)

Retirez-les on ne veut plus

Cultiver pour eux les campagnes.

Nous quittons les cités, nous fuyons aux montagnes ;
Nous laissons nos chères compagnes

Nous ne conversons plus qu'avec des ours affreux,
Découragés de mettre au jour des malheureux,
Et de peupler pour Rome un pays qu'elle opprime.
Quant à nos enfants déjà nés,

Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés :
Vos préteurs au malheur nous font joindre le crime.
Retirez-les ils ne nous apprendront

:

Que la mollesse et que le vice;

Les Germains comme eux deviendront
Gens de rapine et d'avarice.

C'est tout ce que j'ai vu dans Rome à mon abord.
N'a-t-on point de présent à faire, [espère
Point de pourpre à donner; c'est en vain qu'on
Quelque refuge aux lois : encor leur ministère
A-t-il mille longueurs. Ce discours, un peu fort,
Doit commencer à vous déplaire.

Je finis. Punissez de mort

Une plainte un peu trop sincère.

A ces mots, il se couche ; et chacun étonné
Admire le grand cœur, le bon sens, l'éloquence

1 Nous laissons nos chères compagnes. « Tous ceux de notre misérable royaume avons juré ensemble de jamais n'habiter avec noz femmes, et de tuer noz propres enfants pour ne pas les laisser tomber ès mains de si cruelz et iniques tyrans comme vous estes; car nous desirons plus qu'ils meurent avec la liberté, que non qu'ils vivent avec servitude et captivité... Je me détermine me bannir de ma maison et de ma douce compagne. » (BOAISTUAU.) Il y a ici trois rimes consécutives, qui sont une négligence sans compensation.

Du sauvage ainsi prosterné.

On le créa patrice; et ce fut la vengeance
Qu'on crut qu'un tel discours méritoit. On choisit
D'autres préteurs ; et par écrit

Le sénat demanda ce qu'avoit dit cet homme,
Pour servir de modèle aux parleurs à venir.
On ne sut pas longtemps à Rome
Cette éloquence entretenir 2.

FABLE VII.

Le Vieillard et les trois jeunes Hommes.

Cff. ABSTEMIUS, 167.

Un octogénaire plantoit.

3

Passe encor de bâtir; mais planter à cet âge 3 !

1 Patrice. Le poëte a employé ici le mot patrice dans le sens de patricien, noble romain. La dignité de patrice est d'une date postérieure à Marc-Aurèle: on sait qu'elle fut créée par Constantin.

2 Avec quelle aisance surprenante, dit LA HARPE au sujet de cette fable, La Fontaine, si simple d'ordinaire, ne s'élève-t-il pas au ton de la plus haute philosophie ou de l'éloquence la plus sublime?

3 Vers devenu proverbe.

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