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LIVRE ONZIÈME.

FABLE PREMIÈRE.

Le Lion.

Cff. Contes et fables indiennes, de BIDPAï, t. I, p. 157.

Sultan Léopard autrefois

Eut, ce dit-on, par mainte aubaine 1, Force bœufs dans ses prés, force cerfs dans ses bois, Force moutons parmi la plaine.

Il naquit un lion dans la forêt prochaine.
Après les compliments et d'une et d'autre part,
Comme entre grands il se pratique,

Le sultan fit venir son vizir 3 le renard,

1 Aubaine. Par les successions des étrangers, confisquées à son profit en vertu du droit d'aubaine, dont il ouissait comme sultan. Même allusion dans BOILEAU:

Un aigle sur un champ prétendant droit d'aubaine,
Ne fait point appeler un aigle à la huitaine.

(Sat. VIII, v. 147.)

2 Vizır. Nom des principaux officiers du consei! du Grand Seigneur. Grand vizir, le premier ministre de l'empire otto

man.

Vieux routier', et bon politique:

Tu crains, ce lui dit-il, lionceau mon voisin ;
Son père est mort; que peut-il faire?
Plains plutôt le pauvre orphelin.

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Il a chez lui plus d'une affaire,

Et devra beaucoup au Destin

S'il garde ce qu'il a, sans tenter de conquête.

Le renard dit, branlant la tête :

Tels orphelins, seigneur, ne me font point pitié;
Il faut de celui-ci conserver l'amitié,

Ou s'efforcer de le détruire

Avant que la griffe ou la dent

Lui soit crûe, et qu'il soit en état de nous nuire.
N'y perdez pas un seul moment.

J'ai fait son horoscope: il croîtra par la guerre ;
Ce sera le meilleur lion

Pour ses amis, qui soit sur terre :

Tâchez donc d'en être; sinon

Tâchez de l'affoiblir. La harangue fut vaine.
Le sultan dormoit lors; et dedans son domaine
Chacun dormoit aussi, bêtes, gens: tant qu'enfin
Le lionceau devint vrai lion. Le tocsin 2

Sonne aussitôt sur lui; l'alarme se promène
De toutes parts; et le visir,

Consulté là-dessus, dit avec un soupir :

3

1 Vieux routier. (V. suprà, le Chat et un vieux Rat, III, 15, p. 135, v. 2.)

2 Le tocsin, cloche. De toque-sin, composé de toquer, forme primitive de toucher, et du vieux français sein, sing, équivalent de cloche.

3 L'alarme se promène. Belle image. Elle rappelle le glaive qui marche de l'Athalie de Racine.

Pourquoi l'irritez-vous? La chose est sans remède.
En vain nous appelons mille gens à notre aide :
Plus ils sont, plus il coûte; et je ne les tiens bons
Qu'à manger leur part des moutons.

Apaisez le lion seul il passe en puissance
Ce monde d'alliés vivant sur notre bien.
Le lion en a trois qui ne lui coûtent rien,
Son courage, sa force, avec sa vigilance;
Jetez-lui promptement sous la griffe un mouton;
S'il n'en est pas content, jetez-en davantage :
Joignez-y quelque bœuf; choisissez, pour ce don,
Tout le plus gras du pâturage.

Sauvez le reste ainsi. Ce conseil ne plut pas.
Il en prit mal, et force États
Voisins du sultan en pâtirent:
Nul n'y gagna, tous y perdirent.
Quoi que fît ce monde ennemi,
Celui qu'ils craignoient fut le maître.

Proposez-vous d'avoir le lion pour ami,

Si vous voulez le laisser craître 1.

1 VARIANTE: croître, dans toutes les éditions modernes. Mais La Fontaine a écrit craître pour la rime, en vertu de cette licence poétique dont nous avons déjà vu dans notre auteur plusieurs exemples. D'ailleurs, on prononce encore craître dans plusieurs provinces, et peut-être était-ce la prononciation de ce mot la plus usitée à l'époque où notre poëte écrivait. Nous avons, dit Walckenaer, entendu, dans notre jeunesse, plusieurs vieillards prononcer ainsi ce mot. VOLTAIRE a aussi employé, dans l'intérêt de la rime, craître pour croître :

Qui suis-je et qui dois-je être?

Germe inconnu sur la terre jeté,
Sur quel terrain puis-je espérer de craître?

FABLE II.

Le Fermier, le Chien et le Renard.

Cff. ABSTEMIUS, 149.

Le loup et le renard sont d'étranges voisins!
Je ne bâtirai point autour de leur demeure.
Ce dernier guettoit à toute heure
Les poules d'un fermier; et, quoique des plus fins,
Il n'avoit pu donner d'atteinte à la volaille.
D'une part l'appétit, de l'autre le danger,
N'étoient pas au compère un embarras léger.
Hé quoi! dit-il, cette canaille

Se moque impunément de moi!

Je vais, je viens, je me travaille,

J'imagine cent tours : le rustre, en paix chez soi,
Vous fait argent de tout, convertit en monnoie
Ses chapons, sa poullaille 1; il en a même au croc ;
Et moi, maître passé, quand j'attrape un vieux coq,

1

1 Sa poulaille. On dit un poulailler pour désigner celui qui fait métier de vendre de la volaille; mais il ne paraît pas y avoir d'autorité plus ancienne que La Fontaine, relativement à l'emploi du mot poulaille. J.-B. ROUSSEAU s'en est servi d'après lui:

Et tout d'abord oubliant la mangeaille,

Vous eussiez vu canards, dindons, poulaille,
De toutes parts accourir, l'entourer.

Je suis au comble de la joie 1!
Pourquoi sire Jupin m'a-t-il donc appelé
Au métier de renard? Je jure les puissances
De l'Olympe et du Styx, il en sera parlé.

Roulant en son cœur ces vengeances 2,

Il choisit une nuit libérale en pavots 3:
Chacun étoit plongé dans un profond repos;
Le maître du logis, les valets, le chien même,
Poules, poulets, chapons, tout dormoit. Le fermier,
Laissant ouvert son poulailler,

Commis une sottise extrême.

Le voleur tourne tant qu'il entre au lieu guetté,
Le dépeuple, remplit de meurtres la cité.
Les marques de sa cruauté

Parurent avec l'aube: on vit un étalage

De corps sanglants et de carnage.

Peu s'en fallut que le soleil

4

1 Joie. Ce mot ne rime plus avec monnoie, même pour les yeux, car on écrit monnaie. On disait autrefois monnoye et monnoyeur.

2 Roulant en son cœur ces vengeances. Réminiscence de VIRGILE:

Talia flammato secum dea corde volutans.

(EN. I, 54.)

3 Nuit libérale en pavots. Plante dont le suc a la vertu d'assoupir. Un fabuliste du dernier siècle a jugé ce vers de bonne prise :

Il choisit une nuit en pavots libérale.

(AUBERT, IV, 7.)

4 Peu s'en fallut que le soleil, etc. Suivant la légende, Atrée n'eut pas horreur de présenter à Thyeste, la chair de son fils (Itis) à manger. La Fontaine fait ici allusion à cet horrible festin que le soleil n'osa pas éclairer. Il ne restait plus à La Fontaine qu'à prendre le ton de la tragédie, et voilà qu'il le prend très - plaisamment à l'occasion du désastre d'un poulailler.

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