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S'en va chercher sa sûreté

Dans la souterraine cité :

Mais le danger s'oublie, et cette peur si grande
S'évanouit bientôt ; je revois les lapins,

Plus gais qu'auparavant, revenir sous mes mains.

Ne reconnoît-on pas en cela les humains?
Dispersés par quelque orage,

A peine ils touchent le port,
Qu'ils vont hasarder encor
Même vent, même naufrage :
Vrais lapins, on les revoit

Sous les mains de la Fortune.

Joignons à cet exemple une chose commune.

Quand des chiens étrangers passent par quelque enQui n'est pas de leur détroit',

Je laisse à penser quelle fête!

Les chiens du lieu, n'ayant en tête

[droit,

Qu'un intérêt de gueule, à cris, à coups de dents,
Vous accompagnent ces passants
Jusqu'aux confins du territoire.

Un intérêt de bien 2, de grandeur et de gloire,
Aux gouverneurs d'États, à certains courtisans,

1 Détroit. Outre son acception ordinaire, le mot détroit désignait, du temps de La Fontaine, une étendue de pays soumise à une juridiction spirituelle ou temporelle. C'est dans ce sens qu'il est employé ici. On dit actuellement district.

2 VARIANTE: Dans les éditions modernes, il y a bien au singulier; c'est à tort.

A gens de tous métiers, en fait tout autant faire.
On nous voit tous, pour l'ordinaire,

Piller le survenant, nous jeter sur sa peau.
Presque tous les auteurs sont de ce caractère :
Malheur à l'écrivain nouveau !

Le moins de gens qu'on peut à l'entour du gâteau,
C'est le droit du jeu, c'est l'affaire.

Cent exemples pourroient appuyer mon discours;
Mais les ouvrages les plus courts
Sont toujours les meilleurs1. En cela j'ai pour guides*
Tous les maîtres de l'art, et tiens qu'il faut laisser
Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser
Ainsi ce discours doit cesser.

Vous qui m'avez donné ce qu'il a de solide,
Et dont la modestie égale la grandeur,
Qui ne pûtes jamais écouter sans pudeur
La louange la plus permise,

La plus juste et la mieux acquise;

3

Vous enfin, dont à peine ai-je encore obtenu
Que votre nom reçût ici quelques hommages,
Du temps et des censeurs défendant mes ouvrages,
Comme un nom qui, des ans et des peuples connu,

1 Les meilleurs.

Les longs ouvrages me font peur,

dit ailleurs notre poëte.

2 Guides. Dans les éditions modernes, il y a guide au singulier. La Fontaine l'a mis au pluriel parce qu'ainsi l'exige la correction de la phrase; la rime demanderait le singulier. C'est une de ces négligences qui étonnent dans notre poëte. 3 Quelque chose à penser. VOLTAIRE nous en donne la raison: Le secret d'ennuyer est celui de tout dire.

4 Comme un nom qui, etc. La Fontaine est ici, contre son ordinaire, guindé et obscur.

Fait honneur à la France, en grands noms plus féQu'aucun climat de l'univers,

[conde

Permettez-moi du moins d'apprendre à tout le monde Que vous m'avez donné le sujet de ces vers.

FABLE XIV.

Le Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre et le Fils de roi.

Cff. Contes et fables indiennes de BIDPAï et de LOKMAN, t. III, p. 320-538.

Quatre chercheurs de nouveaux mondes,

Presque nus, échappés à la fureur des ondes,
Un trafiquant, un noble, un pâtre, un fils de roi,
Réduits au sort de Bélisaire 2,

Demandoient aux passants de quoi

4 Quatre chercheurs. Engagés dans de longs voyages sur

mer.

2 Sort de Bélisaire. Bélisaire était un grand capitaine qui, ayant commandé les armées de l'empereur et perdu les bonnes grâces de son maître, tomba dans un tel point de misère, qu'il demandait l'aumône sur les grands chemins. (Note de LA FONTAINE.) *

* Tous les arts semblent avoir conspiré contre l'histoire en consacrant le récit touchant, mais romanesque, des dernières années de Bélisaire, devenu aveugle et demandant l'aumône: il n'en est pas moins prouvé que ce récit est entièrement faux, et qu'il a été inventé longtemps après la mort de ce grand homme. Les faits rapportés par les historiens les plus voisins de son temps y sont contraires. (GIBBON, Histoire de la décadence et de la chute de l'empire romain.)

Pouvoir soulager leur misère.

De raconter quel sort les avoit assemblés,

Quoique sous divers points tous quatre ils fussent
C'est un récit de longue haleine.

Ils s'assirent enfin au bord d'une fontaine :
Là, le conseil se tint entre les pauvres gens.
Le prince s'étendit sur le malheur des grands.
Le pâtre fut d'avis qu'éloignant la pensée
De leur aventure passée,

Chacun fit de son mieux, et s'appliquât au soin
De pourvoir au commun besoin 1.

[nés,

La plainte, ajouta-t-il, guérit-elle son homme?
Travaillons: c'est de quoi nous mener jusqu'à Rome.
Un pâtre ainsi parler! Ainsi parler? croit-on
Que le Ciel n'ait donné qu'aux têtes couronnées
De l'esprit et de la raison;

Et que de tout berger, comme de tout mouton,
Les connaissances soient bornées ??

L'avis de celui-ci fut d'abord trouvé bon
Par les trois échoués aux bords de l'Amérique 3.
L'un (c'étoit le marchand) savoit l'arithmétique :
A tant par mois, dit-il, j'en donnerai leçon.
J'enseignerai la politique,

▲ Commun besoin. (V. suprà, le Coche et la Mouche, VII, 7, p. 293, n. 2.)

2 Les connaissances soient bornées. Sæpe sub sordido pallio latuit sapientia, dit CICERON. - Et VOLTAIRE:

Quelquefois un Virgile, un Cicéron sauvage

Est chantre de paroisse, ou bailli de village.

3 Bords de l'Amérique. Le poëte nous dit seulement au 25° vers, c'est-à-dire au milieu de la fable, où se passe l'aventure: ce qui n'est pas tout à fait conforme aux règles de l'art.

Reprit le fils de roi. Le noble poursuivit :
Moi, je sais le blason 1; j'en veux tenir école.
Comme si, devers l'Inde, on eût eu dans l'esprit
La sotte vanité de ce jargon frivole !

Le pâtre dit: Amis, vous parlez bien; mais quoi!
Le mois a trente jours: jusqu'à cette échéance
Jeûnerons-nous, par votre foi?
Vous me donnez une espérance

Belle, mais éloignée; et cependant j'ai faim.
Qui pourvoira de nous au dîner de demain ?
Ou plutôt sur quelle assurance

Fondez-vous, dites-moi, le souper d'aujourd'hui ?
Avant tout autre, c'est celui
Dont il s'agit. Votre science

Est courte là-dessus : ma main y suppléera.
A ces mots, le pâtre s'en va

:

Dans un bois il y fit des fagots, dont la vente,
Pendant cette journée et pendant la suivante,
Empêcha qu'un long jeûne à la fin ne fît tant-
Qu'ils allassent là-bas exercer leur talent.

Je conclus de cette aventure

Qu'il ne faut pas tant d'art pour conserver ses jours; Et, grâce aux dons de la nature

La main est le plus sûr et le plus prompt secours

1 Le blason. Tout ce qui est relatif aux armoiries.

2 La moralité qui résulte de cet apologue, dit CHAMFORT, est incontestable, mais elle a bien peu d'application dans nos mœurs. Cette observation nous semble juste. Si La Fontaine avait représenté, par voie de contraste, le courage sauvant l'un par le travail, le désespoir plongeant les autres dans la misère, n'aurait-il pas donné une leçon d'une plus grande utilité ?

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