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Quoiqu'il n'eût guère vu d'autres gens qu'un ermite, Son troupeau, ses mâtins, le loup, et puis c'est tout, Il avoit du bon sens ; le reste vient ensuite 1 :

Bref, il en vint fort bien à bout.

L'ermite son voisin accourut pour lui dire :
Veillé-je? et n'est-ce point un songe que je vois?
Vous, favori! vous, grand! Défiez-vous des rois ;
Leur faveur est glissante: on s'y trompe; et le pire,
C'est qu'il en coûte cher: de pareilles erreurs
Ne produisent jamais que d'illustres malheurs 3.
Vous ne connoissez pas l'attrait qui vous engage :
Je vous parle en ami; craignez tout. L'autre rit;
Et notre ermite poursuivit :

Voyez combien déjà la cour vous rend peu sage.
Je crois voir cet aveugle 1 à qui, dans un voyage,

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1 Le reste vient ensuite. C'est l'opinion de M. Guillaume, dans l'Avocat Pathelin. On lui dit : « Mais, M. Guillaume, savez-vous bien que vous gouverneriez très-bien un État ? » << Tout comme un autre, » répond-il.

2 Leur faveur est glissante. Belle expression. Lubrica est fortuna, dit QUINT. CURT. (VII, 33).

Ce passage rappelle la délicieuse allégorie de l'élégie aux Nymphes de Vaux :

Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu'on croit avoir pour soi les vents et les étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs;

Le plus sage s'endort sur la foi des zéphyrs.

5 D'illustres malheurs. Alliance de mots.

▲ Je crois voir cet aveugle, etc. Cet apologue n'est pas le même que celui d'Esope, ou celui de Phèdre qu'on a voulu y rapporter. La Fontaine a suivi Bidpaï, qui a aussi intercalé ce conte dans celui de l'Ermite. Voyez Livre des lumières, ou la conduite des roys, p. 157; ou dans Cardonne, t. II, p. 220: l'Aveugle qui voyageait avec ses amis. Ce récit de l'histoire du

Un serpent engourdi de froid

Vint s'offrir sous la main : il le prit pour un fouet;
Le sien s'étoit perdu, tombant de sa ceinture.
Il rendoit grâce au ciel de l'heureuse aventure,
Quand un passant cria: Que tenez-vous? ô dieux!
Jetez cet animal traître et pernicieux, [vous dis-je.
Ce serpent! C'est un fouet. - C'est un serpent!
A me tant tourmenter quel intérêt m'oblige?
Prétendez-vous garder ce trésor? - Pourquoi non?
Mon fouet étoit usé; j'en retrouve un fort bon :
Vous n'en parlez que par envie.
L'aveugle enfin ne le crut pas;
Il en perdit bientôt la vie :

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L'animal dégourdi piqua son homme au bras.
Quant à vous, j'ose vous prédire

Qu'il vous arrivera quelque chose de pire. -
Eh! que me sauroit-il arriver que la mort?
Mille dégoûts viendront, dit le prophète ermite.
Il en vint en effet l'ermite n'eut pas tort.
Mainte peste de cour1 fit tant, par maint ressort,
Que la grandeur du juge, ainsi que son mérite,
Furent suspects au prince. On cabale, on suscite
Accusateurs, et gens grevés par ses arrêts.

serpent, formant une autre fable dans la fable, me paraît déplacé, dit Chamfort. Essayez de supprimer cet épisode, ajoute-t-il, et la phrase gagne en rapidité. Sans doute, mais cet apologue épisodique est si joli qu'on serait vraiment fâché de ne l'y trouver pas. Supprimez-le, l'ermite ne joue plus qu'un rôle de pédant; son langage n'a plus l'effusion de cœur de l'ami qui veut sauver son ami d'un grand péril.

1 Mainte peste de cour. Les envieux et médisants. Cette expression se dit des personnes dont le pouvoir est funeste.

De nos biens, dirent-ils, il s'est fait un palais.
Le prince voulut voir ces richesses immenses.
Il ne trouva partout que médiocrité,

Louange du désert et de la pauvreté :

C'étoient là ses magnificences.

Son fait, dit-on, consiste en des pierres de prix :
Un grand coffre en est plein, fermé de dix serrures.
Lui-même ouvrit ce coffre, et rendit bien surpris

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Tous les machineurs d'impostures.

Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux,
L'habit d'un gardeur de troupeaux,

Petit chapeau, jupon, panetière, houlette,
Et, je pense, aussi sa musette 3.

Doux trésors, se dit-il, chers gages, qui jamais
N'attirâtes sur vous l'envie et le mensonge
Je vous reprends: sortons de ces riches palais
Comme l'on sortiroit d'un songe!

Sire, pardonnez-moi cette exclamation :

J'avais prévu ma chute en montant sur le faîte.
Je m'y suis trop complu: mais qui n'a dans la tête
Un petit grain d'ambition?

1 VARIANTE. Dans plusieurs éditions modernes, on met à tort louange au singulier. Il ne s'agit ici ni de lettres ni d'ouvrages. Ces louanges du désert étaient gravées partout dans l'habitation du ministre, en inscriptions ou en sentences.

2 Machineurs. Vieux mot hors d'usage, qui a été remplacé par machinateur.

5 Et, je pense, aussi sa musette. Ce n'était pas un poëte comme La Fontaine qui pouvait oublier une musette dans le coffre-fort du berger. Quelle grâce dans ce petit mot: je pense! (CHAMFORT). (V. suprà, le Loup devenu Berger, III, 3, p. 107.)

FABLE XI.

La Lionne et l'Ourse.

Cff. Es.-COR., 373.

:

Mère lionne avoit perdu son faon 1 Un chasseur l'avoit pris. La pauvre infortunée

Poussoit un tel rugissement

Que toute la forêt étoit importunée.

La nuit ni son obscurité,

Son silence, et ses autres charmes,
De la reine des bois n'arrêtoient les vacarmes 2 :
Nul animal n'étoit du sommeil visité.

L'ourse enfin lui dit: Ma commère,
Un mot sans plus; tous les enfants
Qui sont passés entre vos dents

1 VARIANTE: Fan dans l'éd. de 1679. Le mot faon est impropre; car, bien avant La Fontaine, il ne s'employait que pour désigner le petit d'une biche, d'un chevreuil ou d'un daim. « On ne peut dire faon d'une beste mordante, comme laye, ourse, lionne, éléphante, ains ont autres noms particuliers. » (NICOT, Thrésor de la langue françoyse, 1606, infolio, Vo Faon.) Cependant, plus anciennement, ce mot paraît avoir été employé pour désigner les petits de tous les ani

maux.

2 Les vacarmes.

Lorsque viendront les périlleux vacarmes.

Ce mot s'emploie rarement au pluriel.

(CL. MAROT.)

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Et qu'aucun de leur mort n'ait nos têtes rompues
Si tant de mères se sont tues,
Que ne vous taisez-vous aussi?

Moi, me taire! moi, malheureuse!

Ah! j'ai perdu mon fils! il me faudra traîner
Une vieillesse douloureuse!

Dites-moi, qui vous force à vous y condamner?
Hélas! c'est le Destin qui me hait!

--

Ces paroles

Ont été de tout temps en la bouche de tous.

Misérables humains, ceci s'adresse à vous;
Je n'entends résonner que des plaintes frivoles *.
Quiconque, en pareil cas, se croit haï des cieux,
Qu'il considère Hécube, il rendra grâce aux dieux.

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N'avoient-ils ni père ni mère? Chamfort aurait voulu que La Fontaine se fût arrêté à ce vers: cela donnerait, dit-il, bien autrement à penser.

2 Nos têtes rompues. Ce féminin pluriel, parfaitement logique, n'est plus conforme à l'usage qui a prévalu.

3 Plaintes frivoles. La Fontaine va trop loin. Il est naturel que le malheureux se plaigne. Il n'en faut pas conclure que ce soit un droit: si nous n'avons pas mérité tous les maux qui nous accablent, nous devons modérer notre plainte en pensant que nous en avons mérité beaucoup que nous n'éprouvons pas.

4 Hécube. Femme de Priam, roi de Troye, réduite en esclavage après avoir vu périr, sous ses yeux, son mari, la plus grande partie de ses enfants, sa ville, son royaume. La moralité de ces deux vers est exprimée en des termes saisissants dans une fable du poëte persan Saadi. La voiçi:

« Un pauvre entra dans une mosquée pour y faire sa prière:

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