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Il dit que du labeur 1 des ans

Pour nous seuls il portoit les soins les plus pesants,
Parcourant sans cesser ce long cercle de peines
Qui, revenant sur soi, ramenoit dans nos plaines
Ce que Cérès nous donne, et vend aux animaux;
Que cette suite de travaux [sommes,
Pour récompense avoit, de tous tant que nous
Force coups, peu de gré 2: puis, quand il étoit vieux,
On croyoit l'honorer chaque fois que les hommes
Achetoient de son sang l'indulgence des dieux 3.
Ainsi parla le bœuf. L'homme dit : Faisons taire
Cet ennuyeux déclamateur;

Il cherche de grands mots, et vient ici se faire,
Au lieu d'arbitre, accusateur.

Je le récuse aussi. L'arbre étant pris pour juge,
Ce fut bien pis encore. Il servoit de refuge

Contre le chaud, la pluie et la fureur des vents;
Pour nous seuls il ornoit les jardins et les champs :
L'ombrage n'étoit pas le seul bien qu'il sût faire ;
Il courboit sous les fruits. Cependant, pour salaire,
Un rustre l'abattoit : c'étoit là son loyer1;

Quoique pendant tout l'an, libéral, il nous donne,
Ou des fleurs au printemps ou du fruit en automne,

1 Labeur. Ce mot ne se dit plus en prose; mais en vers il est fort bon, et ne saurait être remplacé par le mot travail. (BATTEUX).

2 Peu de gré. Peu de témoignages de satisfaction.

3 L'indulgence des dieux. L'égorgeaient pour apaiser les dieux par son sang. · La Fontaine tire un parti ingénieux du ton qu'il vient de prêter au bœuf, c'est de le faire appeler déclamateur par l'homme, qui lui reproche de chercher de grands mots : tout cela est d'un goût exquis. (CHAMFORT.)

4 Son loyer. V, suprà, le Villageois et le Serpent (VI, 13, p. 255, n. 1.)

L'ombre l'été, l'hiver les plaisirs du foyer 1.

Que ne l'émondoit-on 2, sans prendre la cognée?

3

De son tempérament 3, il eût encor vécu.

L'homme, trouvant mauvais que l'on l'eût convaincu,
Voulut à toute force avoir cause gagnée.

Je suis bien bon, dit-il, d'écouter ces gens-là !
Du sac et du serpent aussitôt il donna

Contre les murs, tant qu'il tua la bête.

On en use ainsi chez les grands :

La raison les offense; ils se mettent en tête
Que tout est né pour eux, quadrupèdes et gens,

Et serpents.

Si quelqu'un desserre les dents,

[faire?

C'est un sot. J'en conviens: mais que faut-il donc Parler de loin, ou bien se taire 5.

1 Foyer. Le poëte décrit avec une élégante précision les bienfaits dont nous sommes redevables aux arbres, pendant les quatre saisons de l'année. - Les plaisirs du foyer, périphrase ingénieuse pour désigner des bûches.

2 Émondoit-on. — Émonder : couper, retrancher d'un arbre les branches nuisibles ou inutiles. Trait plein de grâce et de sentiment.

3 Tempérament. La force de sa constitution.

4 Ces gens-là. Terme de mépris et trait de caractère.

5 Parler de loin, ou bien se taire. « Ou il ne faut pas s'approcher des rois, dit ÉSOPE à Solon, ou il ne faut leur dire que des choses agréables. » LA BRUYÈRE a dit depuis : «< L'on doit se taire sur les puissants; il y a presque toujours de la flatterie à en dire du bien; il y a du péril à en dire du mal pendant qu'ils vivent, et, ajoute-t-il, de la lâcheté quand ils sont morts.» (Les Caractères. Des Grands. Paris, éd. Charpentier, 1848, p. 219.)

Cette fable, dit LOUANDRE, l'une des plus justement admirées de notre auteur, est aussi l'une de celles qui éveillent

FABLE III.

La Tortue et les deux Canards.

p. 124.

Cff. Livre des lumières, ou la conduite des roys, 1644, in-8o, Contes et fables indiennes de Bidpaï et de Lokman, t. II, p. 112.

Une tortue étoit, à la tête légère,

Qui, lasse de son trou, voulut voir le pays.

dans l'esprit les plus graves pensées. On s'attriste sur la destinée de ces pauvres animaux; on s'attriste surtout sur l'homme qu'une loi mystérieuse condamne à tyranniser ou à détruire tout ce qui vit autour de lui. La pensée de La Fontaine, dans cette touchante allégorie, va beaucoup plus loin que la moralité qu'il en tire. Le problème de la méchanceté humaine est posé dans toute sa cruauté, et l'on se rappelle ces tristes paroles du comte JOSEPH DE MAISTRE, qui sont comme un éloquent écho des vers de La Fontaine :

<< Il n'y a pas un instant de la durée où l'être vivant ne soit « dévoré par un autre. Au-dessus de ces nombreuses races « d'animaux est placé l'homme, dont la main destructrice << n'épargne rien de ce qui vit: il tue pour se nourrir, il tue << pour se vêtir, il tue pour se parer, il tue pour attaquer, il <<< tue pour se défendre, il tue pour s'instruire, il tue pour «<< s'amuser, il tue pour tuer: roi superbe et terrible, il a <<< besoin de tout et rien ne lui résiste. Il sait combien la tête «<< du requin ou du cachalot lui fournira de barriques d'huile; « son épingle déliée pique sur le carton des musées l'élégant <<< papillon qu'il a saisi au vol sur le sommet du mont Blanc <<< ou du Chimboraço; il empaille le crocodile, il embaume le <<< colibri; à son ordre, le serpent à sonnettes vient mourir

Volontiers on fait cas d'une terre étrangère;
Volontiers gens boîteux 1haïssent le logis.
Deux canards, à qui la commère
Communiqua ce beau dessein,

Lui dirent qu'ils avoient de quoi la satisfaire.
Voyez-vous ce large chemin?

Nous vous voiturerons, par l'air, en Amérique :
Vous verrez mainte république,

Maint royaume, maint peuple; et vous profiterez
Des différentes mœurs que vous remarquerez.
Ulysse en fit autant 2. On ne s'attendoit guère

<< dans la liqueur conservatrice qui doit le montrer intact aux <<< yeux d'une longue suite d'observateurs. Le cheval qui porte « son maître à la chasse du tigre, se pavane sous la peau de «< ce même animal. L'homme demande, tout à la fois, à <<< l'agneau ses entrailles pour faire résonner une harpe; à la <<<< baleine, ses fanons pour soutenir le corset de la jeune << vierge; au loup, sa dent la plus meurtrière pour polir les << ouvrages légers de l'art; à l'éléphant, ses défenses pour << façonner le jouet d'un enfant ; ses tables sont couvertes de «< cadavres. » (Soirées de Saint-Pétersbourg.)

1 Volontiers gens boîteux, etc. La répétition du mot volontiers est pleine de grâce, et ce vers: Volontiers gens boîteux, etc., fait voir comment La Fontaine sait tirer parti des plus petites circonstances.

2 Ulysse en fit autant. L'abbé BATTEUX cite ce passage comme un modèle de finesse dans les allusions. (Princ. de litt., II, p. 6.) C'est une allusion au passage suivant'd'HOMÈRE : “Ανδρα μοι ἔννεπε, μοῦσα, πολύτροπον...

Πολλῶν δ ̓ ἀνθρῶπων ἴδεν ἄστεα καὶ νόον ἔγνω.

(OD., I, initio.)

Dic mihi, Musa, virum, captæ post tempora Troja,
Qui mores hominum multorum vidit et urbes.

(HOR., de Arte poet., v. 141, 142.)

1

De voir Ulysse en cette affaire.

La tortue écouta la proposition.

Marché fait, les oiseaux forgent une machine
Pour transporter la pèlerine.

Dans la gueule, en travers, on lui passe un bâton.
Serrez bien, dirent-ils, garder de lâcher prise.
Puis chaque canard prend ce bâton par un bout.
La tortue enlevée, on s'étonne partout
De voir aller en cette guise

L'animal lent et sa maison,

Justement au milieu de l'un et l'autre oison 2.
Miracle! crioit-on : venez voir dans les nues
Passer la reine des tortues.

La reine! vraiment oui3: je la suis en effet ;
Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux
De passer son chemin sans dire aucune chose; [fait
Car, lâchant le bâton en desserrant les dents,
Elle tombe, elle crève aux pieds des regardants.
Son indiscrétion de sa perte fut cause.

Imprudence, babil, et sotte vanité,
Et vaine curiosité,

De voir. Plus correctement: A voir.

2 Oison. - Oison n'a jamais signifié que le petit d'une oie, et, par métaphore, une personne simple et bornée.

3 La reine! vraiment oui, etc. Voilà un bien long discours, lorsqu'il ne faut à l'imprudente qu'un seul mot, que la seule action de desserrer les dents pour la précipiter et causer sa mort. Cette remarque de Guillon est très-juste. Mais nous ne comprenons pas l'addition suivante: mais le genre se prête à ces légères invraisemblances. Depuis quand l'apologue jouit-il d'une semblable franchise?

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