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Mais ne bougeons d'où nous sommes :
Plutôt souffrir que mourir,

C'est la devise des hommes '.

1 Plutôt souffrir... Ici pas d'équivoque possible. La Fontaine n'énonce pas une loi, mais il signale un fait d'observation. L'homme peut envisager la mort avec calme, il ne lui est pas possible de l'aimer. Mortem horret natura, non opinio, dit SÉNÈQUE. C'est la même pensée qu'exprime l'un des plus grands penseurs de la France: «< Depuis. dixhuit mois, dit MONTAIGNE, que je suis en ce malplaisant état (il parle des douleurs de la néphrétique), j'ai déjà appris à m'y accommoder; j'entre déjà en composition avec ce vivre coliqueux; j'y trouve de quoi me consoler et de quoi espérer; tant les hommes sont acoquinés à leur être misérable, et qu'il n'est si rude condition qu'ils n'acceptent pour s'y conserver!» Enfin, MOLIÈRE exprime, sur le ton du badinage, la même pensée : « Le plus grand faible des hommes est l'amour qu'ils ont pour la vie. » (Amour méd., III, 1.)

-Boileau (a) et J.-B. Rousseau (b) ont aussi traité ce sujet. Voici la fable de BOILEAU:

Le dos chargé de bois, et le corps tout en eau,
Un pauvre bûcheron, dans l'extrême vieillesse,
Marchait en haletant de peine et de détresse.
Enfin, las de souffrir, jetant là son fardeau
Plutôt que de s'en voir accabler de nouveau,
Il souhaite la mort, et cent fois il l'appelle.
La mort vient à la fin. Que veux-tu ? cria-t-elle.
Qui ? moi ? dit-il, alors prompt à se corriger;
Que tu m'aides à me charger.

Quel contraste, dit M. Taine, entre cette fable et celle de Boileau! Que celle de Boileau est froide et abstraite! Où sont les mots vrais, capables de toucher et de peindre ? Qui est-ce qui me montrera la chaumine du bûcherou, bâtie de bois et de boue, ayant un trou pour cheminée, toute noire de fumée aveuglante? Il n'y a que ce vieux mot tout rustique qui puisse (a) Mélanges de poésie.

(b) Id.

peindre une pareille hutte. Il faut avoir vu les pauvres gens qui font faire du bois pour entendre ce mot: couvert de ramée. On y envoie les vieillards, les enfants, les femmes, tous ceux qui ne sont capables que d'un petit travail. Et ils reviennent avec des bottes de branchages, plus longues et plus larges que leurs maigres corps, tellement qu'ils disparaissent tout entiers sous leur fagot. Ils remontent en se soutenant sur un bâton le long des pentes. Ils ne pensent pas d'ordinaire, ils souffrent simplement, et font effort d'un air morne. Mais quand ils pensent, que peuvent-ils voir dans toute leur vie, sinon ce qu'a décrit La Fontaine? Boileau n'en sait rien, il se contente d'un mot général, il ne voit pas le détail réel de leurs journées. « Jamais de repos:» ils se lèvent avant le jour, à trois heures du matin souvent, dans l'aube froide et humide. « Point de pain quelquefois : » rappelez-vous que souvent ils sont morts de faim sous Louis XIV, et que Mme de Maintenon en 1700 mangea du pain bis. A la veille de la Révolution, en pleine paix, ils gagnaient dix-neuf sous par jour, et le pain était aussi cher qu'aujourd'hui. «< Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts, les créanciers et la corvée » la taille au roi, les redevances au seigneur, tous les fardeaux de la société n'étaient que pour lui seul. Maintenant encore il vit à peine, « il se défend, » comme disent les paysans des Voges. « Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ? » Un dîner de noces peut-être, et par-ci par-là une chopine de mauvais vin. Voilà les traits poignants de la vérité prise sur le fait, qui distinguent si fort les personnages de La Fontaine de ceux de ses devanciers. (La Fontaine et ses fables, 4o éd., pp. 62 et suiv. Paris, Hachette, 1861.)

FABLE XVI.

Le Renard et la Cicogne.

Cff. PHÈDRE, I, f. 26.

3

Compère le renard se mit un jour en frais,
Et retint à dîner commère la cicogne 3.
Le régal fut petit, et sans beaucoup d'apprêts :
Le galant, pour toute besogne 5,
Avoit un brouet clair; il vivoit chichement.
Ce brouet fut par lui suivi sur une assiette :

1 Compère le renard. On rencontre ce langage dans Rabelais, à qui La Fontaine l'a peut-être emprunté : « Et ce disant, le Lion apperçut un Regnard, lequel il appela, disant : Compère Regnard, hau, ça, ça, et pour cause. » (Liv. II, chap. XV.) 2 Se mit en frais. Style familier.

3 Cicogne. Aujourd'hui ce mot, qui se rapproche immédiatement de son radical (ciconia) a fait place à celui de cigogne. Le renard fait les avances, ce qui rend l'affront fait à la cigogne plus piquant. (BATTEUX.)

4 Galant. Qui cherche à plaire aux dames. Employé ironiquement.

5 Besogne. Métonymie de la cause pour l'effet : pour tout travail, c'est-à-dire pour tout mets. Ainsi MAYNARD s'adressant à la Muse, dit:

On admire votre besogne;
Mais vous n'avez ni feu ni lieu.

La cicogne au long bec1 n'en put attraper miette; Et le drôle eut lapé le tout en un moment.

Pour se venger de cette tromperie,

A quelque temps de là, la cicogne le prie.
Volontiers, lui dit-il; car avec mes amis
Je ne fais point cérémonie.

A l'heure dite 2, il courut au logis
De la cicogne són hôtesse ; -
Loua très-fort sa politesse;

Trouva le dîner cuit à point:

Bon appétit surtout; renards n'en manquent point 3. Il se réjouissoit à l'odeur de la viande

Mise en menus morceaux, et qu'il croyoit friande.
On servit, pour l'embarrasser,

En un vase à long col et d'étroite embouchure.
Â

Le bec de la cicogne y pouvoit bien passer,
Mais le museau du sire étoit d'autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux comme un renard qu'une poule auroit pris*,
Serrant la queue, et portant bas l'oreille.

▲ La cicogne au long bec... Contraste piquant, l'un qui se gorge, et l'autre qui regarde! (BATTEUX.)

2 A l'heure dite... Tous ces vers forment un tableau charmant.

3 Bon appétit... Vers devenu proverbe.

4 Honteux comme... Même observation. On lit dans la Satire Menippée, à propos de la retraite du duc de Parme

Et le Renard s'enfuit,

Le menton contre terre, honteux d'esprit et blesme.

Dans REGNIER (Sat. VIII, 220):

La queue en loup qui fuit, et les yeux contre bas.

Trompeurs, c'est pour vous que j'écris :
Attendez-vous à la pareille '.

FABLE XVII.

L'Enfant et le Maître d'école.

Cff. LOCK MAN, f. 25; RABELAIS, I, ch. XLII.

Dans ce récit je prétends faire voir
D'un certain sot la remontrance vaine 2.

Un jeune enfant dans l'eau se laissa choir 3,
En badinant sur les bords de la Seine.
Le Ciel permit qu'un saule se trouva,
Dont le branchage, après Dieu, le sauva.
S'étant pris, dis-je, aux branches de ce saule 4,
Par cet endroit passe un maître d'école;
L'enfant lui crie: Au secours ! je péris!
Le magister *, se tournant à ses cris,

1 Trompeurs, etc. Fallacia alia aliam trudit. (TÉRENCE.) 2 Dans ce récit, etc. Chamfort fait remarquer, avec raison, que La Fontaine aurait pu se dispenser d'annoncer son dessein: cela diminue la curiosité, d'autant plus qu'il y revient à la fin de la fable, et même en termes un peu prolixes.

3 Choir, tomber (cadere). Usité à l'infinitif et au participe : chu, e.

Saule. Ne rime point avec école; nouvel exemple d'idiotisme picard.

Magister. Maître d'école de village. Terme suranné qui ne s'emploie plus que dans le style familier.

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