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On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit ;
Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme.
Un gland tombe le nez du dormeur en pâtit.
Il s'éveille: et, portant la main sur son visage,
Il trouve encore le gland pris au poil du menton.
Son nez meurtri le force à changer de langage.
Oh! oh! dit-il, je saigne! Et que seroit-ce done
S'il fût tombé de l'arbre une masse plus lourde,
Et que ce gland eût été gourde 2?

Dieu ne l'a pas voulu : sans doute il eut raison;
J'en vois bien à présent la cause.

En louant Dieu de toute chose,
Garo retourne à la maison 3

▲ On ne dort point, etc. Allusion au proverbe : « On ne vit pas longtemps quand on a trop d'esprit. »

Tant de philosophie embarrasse l'esprit.

(REGNIER, Sat. 15.)

2 Gourde. Espèce de calebasse, moins grosse que la citrouille.

3 De ce qu'un gland, et non pas une citrouille, tombe sur le nez de Garo, s'en suit-il, dit Marmontel, que tout soit bien? A ce jugement sévère, nous préférons celui de Chamfort qui admire le bon sens de cet apologue. « Le paysan Garo est, dit-il, plus célèbre que tous les docteurs qui ont argumenté contre la Providence. » Sans doute, on pourrait établir autrement que Dieu fait bien ce qu'il fait; mais n'oublions pas qu'il s'agit d'arracher cet aveu à un paysan ignare et vaniteux.

FABLE V.

L'Écolier, le Pédant et le Maître
d'un jardin.

Cff. Suprà, le Jardinier et son Seigneur (IV, 2, p. 138 et s.).

Certain enfant qui sentoit son collége 1,
Doublement sot et doublement fripon 2
Par le jeune âge et par le privilége
Qu'ont les pédants de gâter la raison 3,

1 Qui sentoit son collége. Ailleurs (Suprà, le Renard ayant la queue coupée (V. 5, p. 198, n. 2):

Sentent son renard d'une lieue

2 Doublement fripon. Si La Fontaine revenait dans ce monde pour assister à sa gloire, il serait peu flatté de voir un grand nombre de ses apologistes le comparer à un enfant; car l'enfance, pour nous servir d'un mot vulgaire, mais juste ici, n'était pas dans ses papiers. (V. Suprà, les deux Pigeons, p. 412, n. 1).

3 Gâter la raison. Après les avares, ce sont les pédants qui irritent le plus La Fontaine. Il est sous ce rapport en parfaite communauté d'idées avec Rabelais, Montaigne et Molière. << Leur sçavoir n'estoyt que bestise, et leur sapience n'estoyt que moufles âbatardissant les bons et nobles esperitz et corrompant toute fleur de jeunesse. » (RAB.).—« Les pédants sont les seuls, entre tous les hommes, qui non-seulement n'amendent point ce qu'on leur commet, comme fait un charpentier et un maçon, mais l'empirent, et se font payer de l'avoir empiré. » (MONT.).

Raisonner est l'emploi de toute la maison,
Et le raisonnement en bannit la raison.

(MOLIÈRE, les Femmes sav., II, 7.)

Chez un voisin déroboit, ce dit-on,

Et fleurs et fruits. Ce voisin, en automne,

Des plus beaux dons que nous offre Pomone 1
Avoit la fleur; les autres, le rebut.
Chaque saison apportoit son tribut;
Car au printemps il jouissoit encore

Des plus beaux dons que nous présente Flore 2.
Un jour dans son jardin il vit notre écolier,
Qui, grimpant sans égard sur un arbre fruitier,
Gâtoit jusqu'aux boutons, douce et frêle espérance 3,
Avant-coureurs des biens que promet l'abondance :
Même il ébranchoit l'arbre; et fit tant à la fin
Que le possesseur du jardin

Envoya faire plainte au maître de la classe.
Celui-ci vint, suivi d'un cortège d'enfants :
Voilà le verger plein de gens

Pires que le premier. Le pédant, de sa grâce 3,

1 Que nous offre Pomone. Pour les plus beaux fruits. V. suprà, l'Ours et l'Amateur des jardins (VIII, 9, p. 353, n. 3).

2 Que nous présente Flore: des plus belles fleurs (V. ib., ib.). 3 Douce et frêle espérance. Vers d'une grâce charmante : La Fontaine s'intéresse à toute la nature animée.

▲ Avant-coureurs des biens, etc. Ce vers paraît obscur, dit un commentateur : l'abondance ne promet pas des biens; elle est arrivée à leur suite. Cette critique n'est pas sérieuse, car l'abondance est pour celui qui cultive la terre une source de fortune.

5 De sa grâce. Gratuitement, sans nécessité, par sa volonté. Ce mot appliqué au pédant, devient une épigramme. REGNIER l'a prêté à La Fontaine :

De sa grâce il graissa mes chausses pour mes bottes.

Accrut le mal en amenant

Cette jeunesse mal instruite :

Le tout, à ce qu'il dit, pour faire un châtiment
Qui pût servir d'exemple, et dont toute sa suite
Se souvînt à jamais comme d'une leçon.
Là-dessus il cita Virgile et Cicéron,

Avec force traits de science.

Son discours dura tant, que la maudite engeance Eut le temps de gâter en cent lieux le jardin.

Je hais les pièces d'éloquence

Hors de leur place, et qui n'ont point de fin;
Et ne sais bête au monde pire

Que l'écolier, si ce n'est le pédant.

Le meilleur de ces deux pour voisin, à vrai dire, Ne me plairoit aucunement.

FABLE VI.

Le Statuaire et la Statue de Jupiter.

Cff. HORACE, Sat. I, v. 1 et sqq.

Un bloc de marbre étoit si beau
Qu'un statuaire en fit l'emplette.

Qu'en fera, dit-il mon ciseau ?

Sera-t-il dieu, table ou cuvette 1?

Il sera dieu même je veux

Qu'il ait en sa main un tonnerre.

Tremblez, humains! faites des vœux :
Voilà le maître de la terre.

2

L'artisan exprima si bien

Le caractère de l'idole,

Qu'on trouva qu'il ne manquoit rien
A Jupiter que la parole:

Même l'on dit que l'ouvrier
Eut à peine achevé l'image,
Qu'on le vit frémir le premier,

1 Sera-t-il dieu, etc.

Olim truncus eram ficulnus, inutile lignum,

Quum faber, incertus scammum faceretne Priapum,
Maluit esse deum...

(HOR.)

A première vue, la fin de la première strophe paraît manquer de noblesse. Mais l'opposition des objets est, on le sait, pour la pensée, une source d'agrément; aussi quand le poëte s'écrie au vers suivant : Il sera dieu, donne-t-il par cet heureux contraste, un relief avantageux à l'image qui précède.

2 L'Artisan. V. suprà, le Lion abattu par l'homme (III, 9, p. 121, n. 1).

3 Même. Ce tour énergique et familier, déjà employé plus haut, manque ici son effet. Racine s'en est heureusement servi dans le songe d'Athalie : « Même elle avait encor... >> (GERUZEZ.)

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