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Sont connus en bon lieu. Le roi m'a voulu voir;
Et si je meurs, il veut avoir

Un manchon de ma peau : tant elle est bigarrée,
Pleine de taches, marquetée,

Et vergetée, et mouchetée 2.

3

La bigarrure plaît: partant chacun le vit.
Mais ce fut bientôt fait; bientôt chacun sortit.
Le singe de sa part disoit : Venez, de grâce;
Venez, messieurs: je fais cent tours de passe-passe
Cette diversité dont on vous parle tant,
Mon voisin léopard l'a sur soi seulement :
Moi, je l'ai dans l'esprit. Votre serviteur Gille,
Cousin et gendre de Bertrand,

Singe du pape en son vivant 3,

Tout fraîchement en cette ville

Arrive en trois bateaux 6, exprès pour vous parler;

↑ Vergetée. Dérivé du latin virgatus, tachetée, marquée de petites raies de différentes couleurs.

2 Mouchetée. Ces trois rimes féminines de suite, peu régulières en principe, font ici bon effet, car elles rappellent le langage emphatique du charlatan.

3 Partant. Par suite de ce discours, par conséquent.

▲ Tours de passe-passe. Tours d'adresse, de subtilité, que font les joueurs de gobelets, les charlatans.

5 Singe du pape en son vivant. Les titres poétiques dont Ragotin fait parade, dans la comédie de notre auteur qui porte ce titre, ne le cèdent en rien aux titres généalogiques de Bertrand :

Apollon a passé mon esprit sur sa meule;

Du poëte Garnier ma mère était filleule :
Et tel que tu me vois, j'ai son écritoire.

6 Arrive en trois bateaux. Expression proverbiale qui sert à désigner une chose dont on veut relever l'importance. Elle est fort ancienne: on la rencontre, en effet, dans RABELAIS

Car il parle, on l'entend1: il sait danser, baller 2,
Faire des tours de toute sorte,

Passer en des cerceaux ; et le tout pour six blancs 3: Non, messieurs, pour un sou: si vous n'êtes contents, Nous rendrons à chacun son argent à la porte *.

qui dit que la jument de Gargantua «< fut amenée par mer en trois quaraques et un brigantin » (liv. I, ch. xvi). Voici l'explication que Coste nous en donne : « C'est une façon de parler fort usitée encore parmi le peuple de Paris. Lorsqu'on lui surfait, par exemple, du poisson, comme le merlan, le maquereau, etc., l'acheteur, pour en ravaler le prix, répond ironiquement au vendeur: Oh! je le vois bien, ce poisson est venu en trois bateaux. Celui qui le premier imagina ce trait, trouva plaisant de comparer la méchante petite barque d'un pêcheur à un vaisseau marchand richement chargé, qui aurait été escorté par deux vaisseaux de guerre, d'où le propriétaire prend droit d'augmenter le prix de ses marchandises à proportion de ce que lui a coûté le convoi. >>

1 Il parle, on l'entend. V. suprà, n. 1.

2 Baller. Dérivé de l'italien ballare, danser, se divertir. Cette expression se rencontre fréquemment dans RABELAIS et dans MAROT :

Dansze, balez, solemnisez la fête.

(CL. MAROT, Chant nuptial.)

Aujourd'hui elle est tombée en désuétude.

3 Six blancs. Deux sous six deniers de l'ancienne monnaie française. Le blanc était une petite monnaie qui valait cinq deniers. Ce mot n'est plus d'usage qu'au pluriel et avec le

mot six.

▲ Nous rendrons à chacun son argent :

Entrez, Messieurs, entrez, criait notre Jacqueau :

C'est ici, c'est ici qu'un spectacle nouveau

Vous charmera gratis; oui, Messieurs, à la porte,

On ne prend point d'argent; je fais tout pour l'honneur.

(FLORIAN, le Singe montrant la lanterne magique.)

Ce détail confirme l'explication donnée plus haut (V. n. 1): il prouve que le singe parle par procureur, et qu'il n'est pas en présence des spectateurs du dehors.

Le singe avoit raison. Ce n'est pas sur l'habit
Que la diversité me plaît; c'est dans l'esprit :
L'une fournit toujours des choses agréables;
L'autre, en moins d'un moment, lasse les regardants.
Oh! que de grands seigneurs, au léopard semblables,
N'ont que l'habit pour tous talents 1.

FABLE IV.

Le Gland et la Citrouille 2.

Dieu fait bien ce qu'il fait. Sans en chercher la preuve En tout cet univers, et l'aller parcourant,

1 VARIANTE: Bigarrés en dehors, ne sont rien en dedans !— Ce vers était ainsi dans l'édition de 1679; mais il a été changé par La Fontaine au moyen d'un carton qui manque à beaucoup d'exemplaires de cette édition (LOUANDRE). Ce vers fait penser à celui de l'épître de SEDAINE :

Ah! mon habit, que je vous remercie !

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2 Ch. Nodier pense que La Fontaine a puisé le sujet de cette fable dans une farce intitulée: Les Rencontres, Facéties et Coqs à l'asne gracieux du baron Gratelard, qui se trouve parfois réunie aux OEuvres de Tabarin. V. notamment la question VII: Si la nature a fait quelque chose en vain. (Cff. ap. ROBERT, Fables inédites des XII XIII et XIV• siècles 1825, in-80, t. II, p. 206.)

Dans les citrouilles je la treuve 1.

Un villageois, considérant

Combien ce fruit est gros et sa tige menue :
A quoi songeoit, dit-il, l'auteur de tout cela ??
Il a bien mal placé cette citrouille-là 5!

2 Treuve. Mot suranné. Dans EUSTACHE DESCHAMPS, nous lisons :

Je treuve qu'entre les souris
Ot un merveilleux parlement.

(Suprà, p. 61, n. 1.)

Et dans RONSARD :

De son doux nectar j'abreuve
Le plus grand roi qui se treuve.
(Ode II, liv. 11.)

L'usage de mettre trouve pour treuve n'était pas très-ancien au temps de La Fontaine; car ce verbe est constamment écrit de cette manière, et non par la nécessité de la rime, dans une pièce de Quinault, le Feint Alcibiade, imprimée en 1658, in-12, chez A. Courbé, à Paris. Dans la scène 4 du 3° acte, on lit:

Je treuve, en vous voyant, tout ce que je souhaite.

Et dans la dédicace à Fouquet, de la même pièce, on lit encore : « Cette vérité que tout autre que vous treuveroit trop hardie. » V. encore suprà, l'Ivrogne et sa Femme (III, 7, p. 118, n. 5).

2 L'auteur de tout cela. Ce trait marque le caractère niais du paysan, qui ne sait pas même le nom des choses.

3 Cette citrouille-là. Dans Tabarin, le baron Gratelard raconte ainsi l'aventure : « En me promenant, comme je l'ai dit, dans ce jardin, j'ai aperçu une grosse citrouille : par ma foi, c'étoit un grand tambour de Suisse qui étoit pendu en l'air. J'admirois comme la nature avoit eu si peu d'esprit de dire qu'un si gros fruit fût soutenu par une si petite queue, qui, au moindre vent, se pouvoit rompre. Je l'accusois d'indiscrétion, comme de vrai, il y devroit avoir une proportion inter sustinentem et sustinendum.

Eh parbleu! je l'aurois pendue
A l'un des chênes que voilà ;
C'eût été justement l'affaire :

Tel fruit, tel arbre, pour bien faire 1.

C'est dommage, Garo 2, que tu n'es point entré
Au conseil de celui que prêche ton curé;

Tout en eût été mieux : car pourquoi, par exemple,
Le gland, qui n'est pas gros comme mon petit doigt,
Ne pend-il pas en cet endroit?

Dieu s'est mépris : plus je contemple

Ces fruits ainsi placés, plus il semble à Garo
Que l'on a fait un quiproquo .

Cette réflexion embarrassant notre homme :

1 Pour bien faire. Ce langage trivial sied bien au personnage.

2 Garo. Dans toutes les éditions données par La Fontaine, ce mot est ainsi écrit l'édition de 1679 seulement porte à tort Gareau. Notre poëte a emprunté ce nom comique à Cyrano de Bergerac, qui le donne à un des personnages du Pédant joué.

3 Au conseil de celui, etc. « Mais vous me remettez au conseil de Dieu en la chambre de ses menus plaisirs. » (RABELAIS, Pantagr., liv. III, ch. 30.)— Un propos d'Alphonse X, roi de Castille, semble avoir inspiré ce trait à La Fontaine. Ce prince, s'entretenant un jour des ouvrages du Créateur, notamment de la composition du corps humain, eut la naïveté de dire : <<< Si j'eusse été au conseil de Dieu, quand il voulut former le monde, bien des choses eussent été mieux ordonnées. >>

Un quiproquo. Expression latine : une méprise. Tout ce discours de Garo est tracé d'après nature. I respire la ridicule satisfaction de l'ignorance, qui s'étend avec complaisance sur ses idées.

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