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FABLE II.

Les deux Pigeons.

Cff. Livre des lumières ou la conduite des roys, 1644, p. 19-27. Contes indiens et fables indiennes de BIDPAï et de LOKMAN, t. I, p. 77.

Deux pigeons s'aimoient d'amour tendre :
L'un d'eux, s'ennuyant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre

Un voyage en lointain pays.

L'autre lui dit : Qu'allez-vous faire?
Voulez-vous quitter votre frère ?

L'absence est le plus grand des maux :

Non pas pour vous, cruel1! Au moins, que les traLes dangers, les soins du voyage, [vaux,

Changent un peu votre courage

Encor, si la saison s'avançoit davantage!

2

1 Cruel. Quel trait que cet hémistiche! que le vers est heureusement coupé! (LA HARPE.) Ce mot cruel rappelle les plaintes que Didon adresse à Énée :

Et mediis properas aquilonibus ire per altum,

CRUDELIS !...

(EN., IV, v. 310, 311.)

2 Changent un peu votre courage. Phrase elliptique, dit Walckenaer, qui la traduit ainsi : «< affaiblissent votre courage au point de vous faire changer de résolution. » Il n'est pas nécessaire, croyons-nous, de recourir à une ellipse pour interpréter la pensée du poëte. Le mot courage est employé ici, en vertu d'une métonymie, au lieu de résolution, sentiment, disposition d'esprit.

Attendez les zéphyrs: qui vous presse? un corbeau
Tout à l'heure annonçoit malheur à quelque oiseau1.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que faucon, que réseaux. Hélas! dirai-je, il pleut :
Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut,

Bon soupé, bon gîte, et le reste 2?
Ce discours ébranla le cœur

De notre imprudent voyageur.

Mais le désir de voir et l'humeur inquiète
L'emportérent enfin. Il dit : Ne pleurez point;
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite :
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère;

Je le désennuierai. Quiconque ne voit guère
N'a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d'un plaisir extrême.

Je dirai J'étois là; telle chose m'avint :
Vous y croirez être vous-même.
A ces mots, en pleurant, ils se disent adieu.
Le voyageur s'éloigne : et voilà qu'un nuage
L'oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage *.

1 Quelque oiseau.

Sæpe sinistra cava prædixit ab ilice cornix.
(VIRG., Eglog. I, 18.)

2 Et le reste. Quelle grâce, quelle finesse dans ces mots! 3 N'a guère à dire aussi. Ailleurs, dans l'Hirondelle et les petits Oiseaux (I, 8, p. 21), le poëte a dit :

Quiconque a beaucoup vu

Peut avoir beaucoup retenu.

4 En dépit du feuillage. Malgré le feuillage.

L'air devenu serein, il part tout morfondu,

Sèche du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie 1;
Dans un champ à l'écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès cela lui donne envie ;
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d'un lacs
Les menteurs et traîtres appâts.

3

Le lacs étoit usé : si bien que 3, de son aile,
De ses pieds, de son bec, l'oiseau le rompt enfin :
Quelque plume y périt ; et le pis du destin
Fut que certain vautour, à la serre cruelle,
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du lacs qui l'avoit attrapé,
Sembloit un forçat échappé *.

Le vautour s'en alloit le lier 5, quand des nues
Fond à son tour un,aigle aux ailes étendues.
Le pigeon profita du conflit des voleurs,
S'envola, s'abattit auprès d'une masure 7.

Crut pour ce coup que ses malheurs

1 Sèche du mieux qu'il peut, etc. Tableau charmant. 2 VARIANTE: las. V. suprà, la Génisse, la Chèvre et la Brebis en société avec le Lion (I, 6, p. 17, n. 4).

3 Si bien que. Tellement que, de sorte que. Locution adverbiale.

4 Forçat échappé. Un galérien qui s'est sauvé traînant sa chaîne.

5 Lier. Terme de fauconnerie, qui a ici une exactitude rigoureuse « Lier se dit lorsque le faucon enlève en l'air sa proie dans ses serres, ou lorsque, l'ayant assommée, il la lie de ses serres, et la tient à terre. » (LANGLOIS, Dict. des chasses, 1739, in-12, p. 117.)

6 Quand des nues fond. Inversion heureuse.

7 Masure. Dérivé du latin mansura. Méchante habitation qui menace ruine; ce qui reste d'un bâtiment tombé en ruine.

Finiroient par cette aventure;

Mais un fripon d'enfant (cet âge est sans pitié 1)
Prit sa fronde, et du coup tua plus d'à moitié
La volatile malheureuse,

Qui maudissant sa curiosité,

Traînant l'aile, et tirant le pied,
Demi-morte, et demi-boiteuse,
Droit au logis s'en retourna :
Que bien, que mal 2, elle arriva
Sans autre aventure fâcheuse.

Voilà nos gens rejoints; et je laisse à juger
De combien de plaisir ils payèrent leurs peines!
Amis, heureux amis, voulez-vous voyager?

Que ce soit aux rives prochaines.

Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau, Toujours divers, toujours nouveau 3.

3

1 Cet âge est sans pitie. La Fontaine n'aimait pas les enfants. Ce sentiment d'aversion s'est déjà révélé précédemment. V. l'Enfant et le Maître d'école (I, 17, p. 48 et s.); la Fortune et le jeune Enfant (V, 11, p. 211, n. 1). Il se trahit sans gêne dans une lettre du poëte. « De vous dire quelle est la famille de ce parent et quel nombre d'enfants il a, c'est ce que je n'ai pas remarqué, mon humeur n'étant nullement de m'arrêter à ce petit peuple. » (Lettre à sa femme.)

2 Que bien que mal. Locution fréquemment employée autrefois. Que répété se prenait pour tant... que. Ce tour vif est aujourd'hui peu usité. On peut le regretter. Mettez à la place tant bien que mal, dont le sens est le même, le charme est détruit, l'image s'efface, on ne voit plus la démarche demiboîteuse de la volatile (GERUZEZ).

3 La Harpe dit, à propos de cet apologue.: «< Se lassera-t-on jamais de relire la fable des deux Pigeons? ce morceau, dont l'impression est si délicieuse, à qui peut-être on donnerait la palme sur tous les autres, si parmi tant de

FABLE III.

Le Singe et le Léopard.

Cff. ÉSOPE, f. 13 et 162; YSOPET-AVIONNET, f. 18.

Le singe avec le léopard

Gagnoient de l'argent à la foire.

Ils affichoient chacun à part 1.

L'un d'eux disoit : Messieurs, mon mérite et ma gloire

chefs-d'œuvre on avait la confiance de juger ou la force de choisir? >> Suivant La Motte, qui a soumis cette fable à un examen détaillé, on ne voit pas quelle y est l'idée dominante sont-ce les dangers du voyage, est-ce l'inquiétude de l'amitié ou le plaisir du retour après l'absence? « Si, au contraire, dit-il, le pigeon voyageur n'eût pas essuyé de dangers, mais qu'il eût trouvé les plaisirs insipides loin de son ami, et qu'il eût été rappelé près de lui par le seul besoin de le revoir, tout m'aurait ramené à cette idée, que la présence d'un ami est le plus doux des plaisirs. » Batteux se range de l'avis de La Motte et signale, en conséquence, les deux Pigeons comme péchant contre l'unité. Cette critique n'est peut-être pas sans fondement, dit Chamfort. Mais que dire contre un poëte qui, par le charme de sa sensibilité, touche, pénètre, attendrit votre cœur au point de vous faire illusion sur ses fautes, et qui sait plaire même par elles! On est presque tenté de s'étonner que La Motte ait perdu à critiquer cette fable un temps qu'il pouvait employer à la relire.

↑ Ils affichoient chacun à part. Les personnages réputés ici en scène restent derrière le rideau; dans le fait, ils ne parlent point. Le discours que le poëte leur prête tour à tour, est celui de l'affiche ou celui du bateleur à leurs gages.

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