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LIVRE NEUVIÈME.

FABLE PREMIÈRE.

Le Dépositaire infidèle.

Cff. Livre des lumières, ou la conduite des roys, 1644, in-8°, p. 137-146. — Contes indiens et Fables indiennes de Bidpaï et de LOKMAN, t. II, p. 186.

Grâce aux Filles de mémoire 1.
J'ai chanté des animaux ;
Peut-être d'autres héros

M'auroient acquis moins de gloire.
Le loup, en langue des dieux,
Parle au chien dans mes ouvrages:
Les bêtes, à qui mieux mieux,
Y font divers personnages,
Les uns fous, les autres sages;
De telle sorte pourtant
Que les fous vont l'emportant:
La mesure en est plus pleine.

Je mets aussi sur la scène

Filles de Mémoire. Les Muses. Cff. suprà, Simonide préservé par les dieux (I, 13, p. 38, n. 1) et un Animal dans la lune (VII, 14, p. 321, n. 5).

Des trompeurs, des scélérats,
Des tyrans et des ingrats,
Mainte imprudente pécore,
Force sots, force flatteurs ;
Je pourrois y joindre encore
Des légions de menteurs :

Tout homme ment, dit le Sage 1.
S'il n'y mettoit seulement

2

Que les gens du bas étage 2,

On pourroit aucunement 3

Souffrir ce défaut aux hommes;

Mais que tous, tant que nous sommes,
Nous mentions, grand et petit,
Si quelque autre l'avoit dit,

Je soutiendrois le contraire.
Et même qui mentiroit

Comme Esope et comme Homère,
Un vrai menteur ne seroit 4:

Le doux charme de maint songe
Par leur bel art inventé,

1 Omnis homo mendax. (Ps. 115, v. 2.) On a eu raison de dire que le livre qui renferme cette vérité n'est point du domaine de la poésie badine.

2 Les gens du bas étage. Pourquoi le mensonge serait-il plus excusable chez les hommes de cette classe que chez les autres?

Aucunement. Signifie ici en quelque manière, comme aucuns se prend pour quelques-uns. V. suprà, le Pâtre et le Lion (VI, 1, p. 230, n. 3).

4 Un vrai menteur ne seroit. La Fontaine joue ici sur les mots en confondant l'erreur volontaire avec la fiction poétique.

Sous les habits du mensonge
Nous offre la vérité.

L'un et l'autre a fait un livre,
Que je tiens digne de vivre
Sans fin, et plus, s'il se peut 1.
Comme eux ne ment pas qui veut.

Mais mentir comme sut faire
Un certain dépositaire,

Payé par son propre mot,

Est d'un méchant et d'un sot.

Voici le fait :

Un trafiquant de Perse,

Chez son voisin, s'en allant en commerce",
Mit en dépôt un cent de fer un jour.
Mon fer? dit-il, quand il fut de retour:
Votre fer! il n'est plus : j'ai regret de vous dire
Qu'un rat l'a mangé tout entier.

J'en ai grondé mes gens; mais qu'y faire? un grenier
A toujours quelque trou. Le trafiquant admire
Un tel prodige, et feint de le croire pourtant,
Au bout de quelques jours il détourne l'enfant
Du perfide voisin ; puis à souper convie
Le père, qui s'excuse, et lui dit en pleurant :
Dispensez-moi, je vous supplie ;

Tous plaisirs pour moi sont perdus.

1 Sans fin, et plus s'il se peut. Hyperbole étrange, qui rappelle la fameuse thèse de Pic de la Mirandole De omni re scibili et quibusdam aliis. Tout ce prologue prête à la critique bien plus qu'à l'éloge.

2 S'en allant en commerce. Amphibologie. Qui va en commerce est-ce le voisin ou le trafiquant?

J'aimois un fils plus que ma vie :

Je n'ai que lui: que dis-je? hélas ! je ne l'ai plus ! On me l'a dérobé : plaignez mon infortune.

Le marchand repartit: Hier au soir, sur la brune 1,
Un chat-huant s'en vint votre fils enlever;
Vers un vieux bâtiment je le lui vis porter.
Le père dit: Comment voulez-vous que je croie
Qu'un hibou pût jamais emporter cette proie?
Mon fils en un besoin 2 eût pris le chat-huant.

Je ne vous dirai point, reprit l'autre, comment : Mais enfin je l'ai vu, vu de mes yeux 3, vous dis-je : Et ne vois rien qui vous oblige

D'en douter un moment après ce que je dis.
Faut-il que vous trouviez étrange

Que les chats-huant d'un pays

Où le quintal de fer par un seul rat se mange,
Enlèvent un garçon pesant un demi-cent?
L'autre vit où tendoit cette feinte aventure :
Il rendit le fer au marchaud,

Qui lui rendit sa géniture ".

1 Brune. Le commencement de la nuit.

2 En un besoin. Au besoin, si la nécessité s'en était fait sentir.

3 Vu de mes yeux. La Fontaine imite MOLIÈRE, qui à fait dire à Orgon, dans Tartufe:

Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,

Ce qui s'appelle vu.

(V, 3.)

Le Tartufe est de 1667, et cette fable ne parut qu'en 1678.

▲ Quintal. Poids de cent livres.

8 Géniture. V. suprà, le Loup, la Mère et l'Enfant (IV, 14, . p. 169, n. 2).

Même dispute avint entre deux voyageurs.

L'un d'eux étoit de ces conteurs

1

Qui n'ont jamais rien vu qu'avec un microscope;
Tout est géant pour eux : écoutez-les, l'Europe,
Comme l'Afrique 2, aura des monstres à foison.
Celui-ci se croyoit l'hyperbole permise :

J'ai vu, dit-il, un chou plus grand qu'une maison.
Et moi, dit l'autre, un pot aussi grand qu'une église.
Le premier se moquant, l'autre reprit : Tout doux 3;
On le fit pour cuire vos choux.

[habile. L'homme au pot fut plaisant, l'homme au fer fut Quand l'absurde est outré, l'on lui fait trop d'honneur De vouloir par raison combattre son erreur : Enchérir est plus court, sans s'échauffer la bile.

1 Qui n'ont jamais rien vu, etc. Dont l'imagination grossit tous les objets.

2 Comme l'Afrique.

Quale portentum neque militaris

Daunia in latis alit esculetis ;

Nec Juba tellus generat leonum

Arida nutrix.

(HOR., Od. I, 22, v. 15 et s.)

3 Tout doux. Locution adverbiale et familière dont on se sert pour reprendre une personne qui s'emporte.

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▲ Enchérir est plus court. Mentire cum mendace, comme disaient les anciens. Précepte très-leste que mit en pratique le fils de M. de Crac, dans la comédie de COLLIN D'HARLEVILLE :

A renchérir sur lui, voyons que je m'amuse :

Le

papa près de moi ne sera qu'un enfant ;

S'il me parle d'un loup, je cite un éléphant.

(M. de Crac dans son petit castel, scène I.)

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