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FABLE XXII.

Les deux Chiens et l'Ane mort.

Cff. ÉSOPE, f. 28, 211; LOKMAN, f. 36, p. 119, trad. de MARCEL, 1803, in-12.

Les vertus devroient être sœurs,
Ainsi que les vices sont frères 1.

Dès que l'un de ceux-ci s'empare de nos cœurs,
Tous viennent à la file; il ne s'en manque guères ;
J'entends de ceux qui, n'étant pas contaires,
Peuvent loger sous même toit.

A l'égard des vertus, rarement on les voit
Toutes en un sujet éminemment placées

Se tenir par la main sans être dispersées 2.

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1 Frères. Ces vers, pleins de sens, ont peut-être été inspirés à La Fontaine par cette belle pénsée de SENÈQUE : Nullum intrà se manet vitium.

2 Dispersées. Avec quelle poésie La Fontaine sait aborder les idées les plus abstraites, les plus métaphysiques! Qui n'admirera ces vices qui viennent à la file, ces vertus qui se tiennent par la main! Un commentateur dit que La Fontaine a puisé dans Charron la doctrine qu'il expose dans ces beaux vers. Nous n'en croyons rien. Que dit, en effet, Charron? « L'on ne peut faire tout bien, ni exercer toute vertu; d'autant que plusieurs vertus sont incompatibles et ne peuvent demeurer ensemble... Bien souvent l'on ne peut accomplir ce qui est d'une vertu sans le choc et offense d'une autre vertu ou d'ellemesme, d'autant qu'elles s'entrempeschent; d'où vient que

L'un est vaillant, mais prompt; l'autre est prudent, [mais froid. Parmi les animaux, le chien se pique d'être

Soigneux, et fidèle à son maître;

Mais il est sot, il est gourmand:

Témoin ces deux mâtins qui, dans l'éloignement,
Virent un âne mort qui flottoit sur les ondes.
Le vent de plus en plus l'éloignoit de nos chiens.
Ami, dit l'un, tes yeux sont meilleurs que les miens :
Porte un peu tes regards sur ces plaines profondes;
J'y crois voir quelque chose. Est-ce un bœuf, un
Eh! qu'importe quel animal?

[cheval?

Dit l'un de ces mâtins; voilà toujours curée.
Le point est de l'avoir, car le trajet est grand;
Et de plus, il nous faut nager contre le vent.
Buvons toute cette eau; notre gorge altérée
En viendra bien à bout: ce corps demeurera
Bientôt à sec: et ce sera

Provision pour la semaine.

Voilà mes chiens à boire : ils perdirent l'haleine,
Et puis la vie; ils firent tant

Qu'on les vit crever à l'instant 1.

l'on ne peut satisfaire à l'une qu'aux despens de l'autre *. » Ainsi, le moraliste du xvIe siècle enseigne qu'il y a entre les vertus (du moins entre plusieurs) incompatibilité; doctrine erronée, car les vertus, non plus que les différentes vérités, ne peuvent se contredire. Combien La Fontaine est éloigné de ces idées, il se borne à dire : 1° que rarement on voit les vertus réunies dans la même personne; 2o à formuler le vœu qu'elles s'y rencontrent toutes. Rien de plus vrai et de plus moral que cette manière de voir.

1 A l'instant. Tout d'un coup. Hyperbole outrée, car il fallut aux chiens de longs efforts pour se gorger d'eau

Sagesse, liv. I, chap. 4, n. 4.

L'homme est ainsi bâti : quand un sujet l'enflamme, L'impossibilité 1 disparoît à son âme.

Combien fait-il de vœux, combien perd-il de pas,
S'outrant pour acquérir des biens ou de la gloire!
Si j'arrondissois mes États!

Si je pouvois remplir mes coffres de ducats!
Si j'apprenois l'hébreu, les sciences, l'histoire !
Tout cela, c'est la mer à boire 2;

Mais rien à l'homme ne suffit.

Pour fournir aux projets que forme un seul esprit,
Il faudroit quatre corps; encor, loin d'y suffire,
A mi-chemin je crois que tous demeureroient :
Quatre Mathusalem bout à bout ne pourroient
Mettre à fin ce qu'un seul désire.

au point d'en crever. Du reste, le fait en lui-même est trop peu vraisemblable pour qu'on puisse conclure à la sottise et à la gourmandise du chien.

▲ L'impossibilité, etc. La Fontaine va plus loin que Napoléon ler, qui se contentait de dire : « Le mot impossible n'est pas français. » La pensée de notre poëte rappelle celle d'Ho

RACE:

Nil mortalibus arduum est.

(Ode, I, 3, v. 37.)

2 Mer à boire. « Il faut avouer, dit VOLTAIRE, que Phèdre écrit avec une pureté qui n'a rien de cette bassesse >> Ce qui rend excusable ici cette expression populaire, c'est qu'elle fait allusion à une fable où il s'agit de boire une rivière. >>

3 Mathusalem. Qui, suivant la tradition, vécut 969 ans.

FABLE XXIII.

Démocrite et les Abdéritains 1.

Cff. DIOGENE-LAËRCE, Vie de Démocrite.

Que j'ai toujours haï les pensers du vulgaire 2 !
Qu'il me semble profane, injuste, et téméraire,
Mettant de faux milieux entre la chose et lui 3,
Et mesurant par soi ce qu'il voit en autrui !

4

Le maître d'Épicure en fit l'apprentissage.
Son pays le crut fou. Petits esprits! Mais quoi !
Aucun n'est prophète chez soi 5. .

1 Cette anecdote se lit dans une lettre d'Hippocrate adressée à Damagète, lettre dont les critiques éclairés suspectent l'authenticité. (V. traduction du docteur Pariset, ap. ROBERT, Fables inédites des x11o, XIIe et XIVe siècles, II, p. 178.) 2 Les pensers du vulgaire :

Odi profanum vulgus, et arceo.

(HOR., Od., III, 1, v. 1.)

3 Mettant de faux milieux, etc. Vers très-heureux. En effet, une idée fausse, qui nous empêche de porter sur la chose un jugement sain, est comme un voile interposé entre nous et l'objet que nous voulons juger. (CHAMFORT.)

▲ Maître d'Épicure. Démocrite, dont les ouvrages éveillèrent le génie philosophique d'Épicure. Il avait appris de Leucippe le système des atomes et du vide, et le transmit à Épicure.

5 Chez soi. Cff. suprà, l'Homme qui court après la fortune et l'Homme qui l'attend dans son lit (VII, 9, p. 301, n. 1).

Ces gens étoient les fous; Démocrite, le sage 1.
L'erreur alla si loin, qu'Abdère 2 députa
Vers Hippocrate, et l'invita,

Par lettres et par ambassade,

A venir rétablir la raison du malade.
Notre concitoyen, disoient-ils en pleurant,
Perd l'esprit: la lecture a gâté Démocrite.
Nous l'estimerions plus s'il étoit ignorant.
Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite
Peut-être même ils sont remplis

De Démocrites infinis 4.

:

Non content de ce songe, il y joint les atomes,
Enfants d'un cerveau creux, invisibles fantômes;

↑ Le sage. Démocrite était le sage. Ellipse.

2 Abdère. Ville de Thrace, dont les habitants avaient une réputation de stupidité. On en trouve la preuve dans JUVÉNAL qui dit, à propos de Démocrite, originaire d'Abdère :

Cujus prudentia monstrat

Summos posse viros, et magna exempla daturos,
VERVECUM IN PATRIA CRASSO QUE SUB AERE NASCI.

(Sat. X, v. 48-50).

• Aucun nombre... les mondes ne limite. « L'univers est infini, disent Leucippe et Démocrite; il est peuplé d'une infinité de mondes et de tourbillons qui naissent, périssent et se reproduisent sans interruption. » (BARTHÉLEMY, Voyage du jeune Anacharsis.) Dans les temps modernes, Fontenelle a remis au jour ce système.

De Démocrites infinis. Comment faut-il interprêter ce passage? Chamfort déclare ne le pas comprendre. Solvet l'explique ainsi : « Peut-être que les mondes sont remplis d'une infinité de fous; » car, dit-il, ce sont les concitoyens de Démocrite qui, le prenant pour tel, sont censés parler ici. Ne devrait-on pas y voir simplement l'emploi de la synecdoque, et notamment de cette variété qui consiste à nommer l'individu pour l'espèce? Le passage précité signifierait alors d'hommes sans nombre.

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