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Tant y furent, qu'un soir à l'entour de ce pin
L'homme tendit ses rets. Le chat, de grand matin,
Sort pour aller chercher sa proie.

Les derniers traits de l'ombre empêchent qu'il ne voie
Le filet il y tombe, en danger de mourir ;
Et mon chat de crier; et le rat d'accourir 2:
L'un, plein de désespoir; et l'autre, plein de joie;
Il voyoit dans les lacs son mortel ennemi.
Le pauvre chat dit: Cher ami 3,
Les marques de ta bienveillance
Sont communes en mon endroit 1;
Viens m'aider à sortir du piége où l'ignorance
M'a fait tomber. C'est à bon droit

Que seul entre les tiens, par amour singulière,
Je t'ai toujours choyé, t'aimant comme mes yeux.
Je n'en ai point regret, et j'en rends grâce aux dieux,

1 Le filet. Suspension pleine de goût. (CHAMFORT.)

2 D'accourir. Ellipses familières à La Fontaine. V. suprà, les Grenouilles qui demandent un Roi (III, 4, p. 110, n. 6).

3 Cher ami... « Ah! mon pauvre Scapin! Je suis mon pauvre Scapin, maintenant qu'on a besoin de moi,» (MOLIÈRE, Fourberies de Scapin, II, 7.)

4 En mon endroit. A mon égard, envers moi. Cette locution se trouve fréquemment dans Rabelais et même dans Molière. Aujourd'hui elle est surannée.

5 Choyé. Conserver avec soin. Expression familière. Se dit des personnes que l'on soigne avec tendresse et des choses précieuses qui peuvent se casser ou se gâter. Au figuré, choyer quelqu'un, signifie avoir pour lui de grands égards, chercher à lui plaire par toutes sortes de prévenances.

J'allois leur faire ma prière ',

Comme tout dévot chat en use les matins.

Ce réseau me retient ma vie est en tes mains ; Viens dissoudre ces noeuds. Et quelle récompense En aurai-je? reprit le rat.

Je jure éternelle alliance

Avec toi, repartit le chat.

Dispose de ma griffe, et sois en assurance :
Envers et contre tous je te protégerai ;

Et la belette mangerai

Avec l'époux de la chouette 2

:

lls t'en veulent tous deux. Le rat dit: Idiot! Moi ton libérateur ! je ne suis pas si sot.

Puis il s'en va vers sa retraite.

La belette étoit près du trou.

Le rat grimpe plus haut; il y voit le hibou.
Dangers de toutes parts: le plus pressant l'emporte.
Ronge-maille retourne au chat, et fait en sorte
Qu'il détache un chaînon, puis un autre, et puis tant,
Qu'il dégage enfin l'hypocrite.

↑ Ma prière.

Je vais aux prisonniers

Des aumônes que j'ai partager les deniers.

(MOLIÈRE, le Tartuffe, III, 2.)

<<< La Fontaine, tout en rapprochant les animaux de notre nature, ne les fait jamais sortir de la leur ; il leur donne notre langage, mais leur conserve leur maintien et leur allure. Un imitateur maladroit aurait peut-être fait mettre le chat à genoux, ou, du moins, lui eût fait joindre les griffes: ce serait une image ridicule. » (Publiciste du 20 décembre 1807, article de M. PAUline de Meulan.) En somme, ce discours du chat est un chef-d'œuvre d'adresse.

2 Chouette. Le hibou.

L'homme paraît en cet instant;

1

Les nouveaux alliés prennent tous deux la fuite.
A quelque temps de là, notre chat vit de loin
Son rat qui se tenoit alerte et sur ses gardes :
Ah! mon frère, dit-il, viens m'embrasser; ton soin
Me fait injure; tu regardes

Comme ennemi ton allié.

Penses-tu que j'aie oublié

Qu'après Dieu je te dois la vie?

Et moi, reprit le rat, penses-tu que j'oublie
Ton naturel? Aucun traité

Peut-il forcer un chat à la reconnoissance!

S'assure-t-on 2 sur l'alliance

Qu'a faite la nécessité 5?

▲ Alerte. Qui est vigilant et qui se tient sur ses gardes. De l'italien all' erta, qui signifie sur la hauteur, sur vos gardes, garde à vous! Stare all' erta, se tenir sur ses gardes.

2 S'assure-t-on. C'est-à-dire peut-on s'appuyer sur, comme on dit, dans le style familier, faire fond sur.

3 Ce vers et le précédent résument l'histoire des coalitions on s'unit en temps de crise; le danger passé, on redevient... ennemis comme devant.

FABLE XXI.

Le Torrent et la Rivière.

Cff. ABSTEMIUS, 5.

Avec grand bruit et grand fracas Un torrent tomboit des montagnes : Tout fuyoit devant lui; l'horreur suivoit ses pas; Il faisoit trembler les campagnes '.

2

Nul voyageur n'osoit passer

Une barrière si puissante;

Un seul vit des voleurs; et, se sentant presser,
Il mit entre eux et lui cette onde menaçante,

3

Ce n'étoit que menace et bruit sans profondeur : Notre homme enfin n'eut que la peur.

Ce succès lui donnant courage,

1 Campagnes. COMMIRE (t. I, p. 301, Torrens et fluvius), débute de la manière suivante :

Multo imbre tumidus montis e fastigio
Per confragrosa saxa rupesque asperas
Torrens ruebat, et rapaci vortice
Secum trahebat arbores, greges, domos,
Non absque magno rustico gentis metu.

Est-il nécessaire de signaler l'harmonie imitative des premiers vers de La Fontaine ?

2 Un seul. C'est-à-dire un voyageur qui était seul. L'ellipse semble un peu forte.

3 Sans profondeur. C'est-à-dire, le torrent faisait du bruit, mais il n'était pas profond.

Et les mêmes voleurs le poursuivant toujours,
Il rencontra sur son passage

Une rivière dont le cours,

Image d'un sommeil doux, paisible et tranquille,
Lui fit croire d'abord ce trajet fort facile :
Point de bords escarpés, un sable pur et net,
Il entre; et son cheval le met

A couvert des voleurs, mais non de l'onde noire :
Tous deux au Styx allèrent boire ;
Tous deux, à nager malheureux',

Allèrent traverser, au séjour ténébreux,
Bien d'autres fleuves que les nôtres.

Les gens sans bruit sont dangereux 2
Il n'en est pas ainsi des autres 3.

A nager malheureux. Inversion sujette à caution. 2 Les gens sans bruit sont dangereux. Cette sentence est empruntée aux distiques de CATON :

Demissos animo, et tacitos vitare memento:

Quod flumen tacitum est, forsan latet altiùs unda.

Ce qui a été traduit ainsi, par ADAM DU SUEL, poëte du XIIe siècle :

De tous chaus (1) qui sont coi et moistes (2),

Te gaites (3), c'on ne puet (4) conoître;
Chis (s) mos ne fu mie dit en bades (6),

Pire est coie ieau (7) que la rade (8).

3 Guillon dit, au sujet de cette moralité : « que les premiers (les gens sans bruit) soient dangereux, cela est hors de doute; mais que les seconds ne le soient pas, la proposition est trop générale pour être vraie. » A nos yeux, les deux assertions sont également trop absolues. Dans cette fable, le marchand est forcé à passer la rivière comme il a été forcé de passer le torrent: la fable ne serait-elle pas meilleure, si le marchand, ayant eu le choix de traverser la rivière ou le torrent, avait préféré la rivière?

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