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FABLE XIX.

Le Faucon et le Chapon.

Cff. Contes indiens et Fables indiennes de BIDPAï et de Lock-
MAN, t. II, p. 59; YSOPET I, f. 56.

Une traîtresse voix bien souvent vous appelle;
Ne vous pressez donc nullement :

Ce n'étoit pas un sot, non, non, et croyez-m'en',
Que le chien de Jean de 'Nivelle 2.

1 Croyez-m'en. Rime inexactement avec nullement.

2 Le chien de Jean de Nivelle. Allusion au proverbe qui dit : Il ressemble au chien de Jean de Nivelles, qui s'enfuit quand on l'appelle. Walckenaer, qui fait cette remarque, ajoute : « La Fontaine paraît avoir ignoré l'origine de ce proverbe. » Nous verrons tout-à-l'heure si cette assertion n'est pas hasardée. Ce proverbe, en effet, a vivement exercé la sagacité des érudits.

Voici une première interprétation. Jean II, duc de Montmorency, voyant que la guerre allait se rallumer entre Louis XI et le duc de Bourgogne, fit sommer à son de trompe ses deux fils, Jean de Nivelies et Louis de Fosseuse, de quitter la Flandre où ils avaient des biens considérables, et de venir servir le roi. Aucun des deux ne voulut se rendre à cette sommation. Leur pere, irrité, les traita de chiens et les déshérita. Cette explication est généralement adoptée par les commentateurs de notre poëte. Mais nous nous demandons pourquoi, Jean et Louis ayant tous deux désobéi à leur père, le proverbe aurait précisément choisi le nom du premier? Un commentateur a sans doute senti le défaut de cette interprétation, et pour se mettre à l'aise, il suppose que la sommation fut adressée seulement à Jean. Ce procédé est très-expéditif.

Voici une autre explication: Jean de Nivelles était le fils

Un citoyen du Mans, chapon de son métier,
Étoit sommé de comparoître

Par-devant les lares du maître,

d'un des plus nobles seigneurs de la France. Violent de caractère, il ne sut pas modérer ses emportements, même à l'égard de son père, et, dans une querelle domestique, il lui donna un soufflet. Cité pour ce fait devant la cour du Parlement, il se garda bien de comparaître; en vain fut-il sommé, selon l'usage, à son de trompe, par tous les carrefours de Paris, <<< tant plus on l'appeloit, dit un auteur, tant plus il se hastoit de courir, et de fuir du costé de la Flandre; » et le peuple, indigné, l'appela « chien de Jean de Nivelles, qui s'enfuit quand on l'appelle ! »

Voici une dernière interprétation: Dans le xır" siècle, le couvent d'Oignies comptait au nombre de ses membres Jean de Nivelles. Celui-ci était fort malade et sur le point de mourir. L'extrême fatigue et les austérités l'avaient tellement affaibli, que le moindre bruit redoublait son agonie. Ce cruel état durait depuis huit jours, lorsqu'on se décida d'écarter de lui son chien qu'il aimait beaucoup, mais qui, par ses jappements et sa vivacité, lui causait de fréquents saisissements. D'abord on crut qu'il suffirait de le chasser; mais l'animal était si importun à revenir, car il était très-attaché à son maître, qu'il fallut le mettre hors de la maison et le battre de verges, à toutes les heures du jour et la nuit, pour le tenir éloigné. La première journée, le saint vieillard ne dit rien, mais le lendemain il demanda son chien; on lui dit qu'on l'avait éloigné afin de bâter sa guérison; et comme il soupirait, on ajouta qu'il devait supporter cette privation, si c'en était une pour lui, en esprit de pénitence. Jean garda le silence, mais on voyait qu'il était affligé. Le troisième jour, il demanda encore son chien; on lui fit la même réponse, il se tut tristement encore. Cependant la maladie faisait de rapides progrès ; on vit bien que Jean allait mourir. Le matin du quatrième jour, il ne parla plus, mais il étendit la main pour caresser une dernière fois son chien fidèle. Un des

Au pied d'un tribunal que nous nommons foyer '.
Tous les gens lui crioient, pour déguiser la chose,
Petit, petit, petit! mais, loin de s'y fier,

Le Normand et demi 2 laissoit les gens crier.
Serviteur, disoit-il; votre appât est grossier:
On ne m'y tient pas, et pour cause.

Cependant un faucon sur sa perche voyoit
Notre Manseau qui s'enfuyoit.

5

Les chapons ont en nous fort peu de confiance 3,
Soit instinct, soit expérience.

Celui-ci, qui ne fut qu'avec peine attrapé,

Frères fut touché de compassion, et l'on alla quérir le chien. Ce fut peine inutile; on avait battu tant de fois la pauvre bête pendant trois jours, que, bien qu'il rôdât encore autour de la maison, il n'osa plus approcher; et, comme s'il se fût fait en lui une résolution, il s'enfuyait, au contraire, à mesure qu'on l'appelait. Ce manége dura deux jours, autant que la dernière agonie du malheureux Jean de Nivelles. A l'heure où le maître trépassa, le chien, s'élançant au loin, s'enfuit et ne reparut jamais. Cette dernière interprétation a le mérite d'expliquer, à la lettre, le fameux proverbe. Il nous semble toutefois, à la lecture des premiers mots de l'apologue, que La Fontaine avait présente à l'esprit la seconde explication.

1 Foyer. Ce vers semble un peu guindé.

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2 Normand et demi. Ainsi désigne-t-on les Manseaux. Sur le terme Normand, v. suprà, la cour du Lion (VII, 5, p. 288, n. 5). Les Normands sont rusés: que sera-ce, dit Geruzez, qu'un Normand et demi?

3 Serviteur. V. suprà, la Tête et la Queue du Serpent ( VII, 13, p. 316, n. 1).

Faucon. Oiseau dressé pour la chasse.

5 Peu de confiance. On reconnaît ici le bonhomme.

Devoit, le lendemain, être d'un grand soupé,
Fort à l'aise en un plat : honneur dont la volaille
Se seroit passé aisément.

L'oiseau chasseur lui dit: Ton peu d'entendement
Me rend tout étonné. Vous n'êtes que racaille 1,
Gens grossiers, sans esprit, à qui l'on n'apprend rien.
Pour moi, je sais chasser, et revenir au maître.
Le vois-tu pas à la fenêtre?

Il t'appelle: es-tu sourd? Je n'entends que trop bien,
Repartit le chapon: mais que me veut-il dire?
Et ce beau cuisinier armé d'un grand couteau ?
Reviendrois-tu pour cet appeau 2?
Laisse-moi fuir; cesse de rire

De l'indocilité qui me fait envoler,

Lorsque d'un ton si doux on s'en vient m'appeler.
Si tu voyois mettre à la broche

Tous les jours autant de faucons
Que j'y vois mettre de chapons,

Tu ne me ferois pas un semblable reproche.

1 Racaille. La lie et le rebut du peuple, ce qu'il y a de plus vil et de plus méprisable dans la populace.

2 Appeau. Du latin appellare, sifflet avec lequel on contrefait le chant des oiseaux pour les attirer dans quelque piége. Oiseaux dont on se sert pour attirer les autres. Par exten

sion, appeau se prend aussi dans l'acception de piége.

Ainsi il fist si bonne mine,

Qu'il fut eslu sans nul appeau,

Pour être vaslet de cuisine.

(VILLON, Franches repues.)

FABLE XX.

Le Chat et le Rat.

Cff. Contes indiens et fables indiennes de BIDPAï et de LoкMAN, t. III, p. 62-91.

Quatre animaux divers, le chat grippe-fromage 1,
Triste oiseau le hibou, ronge-maille le rat,
Dame belette au long corsage*,

Toutes gens d'esprit scélérat 5,

Hantoient le tronc pourri d'un pin vieux et sauvage.

1 Grippe-fromage. Gripper, expression familière : attraper, saisir subtilement.

2 Au long corsage. BOISARD s'est souvenu de ce début de notre poëte:

Quatre animaux divers, et d'instinct et de nom,

Dom Coursier à l'humeur altière,

Robin Mouton le débonnaire,

Tête froide le Boeuf et maître Aliboron.

(Liv. IV, f. 8.)

3 Gens d'esprit scélérat. La Fontaine, en rangeant le rat parmi les animaux d'esprit scélérat, nous rappelle que dans la symbolique chrétienne les rats sont l'emblême des vices. Le rat rongc-maille ravage tout dans les champs ou les maisons. Le vice ravage également l'homme dans son âme et dans sa chair. On le voit : les animaux parlaient dans l'architecture du moyen âge, comme dans les fables de La Fontaine. (LOUAND.) Hantoient. Fréquentaient.

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