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Porte le poing sur l'innocente bête. Sous la tapisserie un clou se rencontra : Ce clou le blesse, il pénétra

Jusqu'aux ressorts de l'âme, et cette chère tête Pour qui l'art d'Esculape1 en vain fit ce qu'il put, Dut sa perte à ces soins qu'on prit pour son salut. Même précaution nuisit au poëte Eschyle 2. Quelque devin le menaça, dit-on,

De la chute d'une maison.

Aussitôt il quitta la ville,

Mit son lit en plein champ, loin des toits, sous les
Un aigle, qui portoit en l'air une tortue,

Passa par là, vit l'homme, et sur sa tête nue,
Qui parut un morceau de rocher à ses yeux,
Étant de cheveux dépourvue,

[cieux.

Laissa tomber sa proie afin de la casser.
Le pauvre Eschyle ainsi sut ses jours avancer.

De ces exemples il résulte,

Que cet art, s'il est vrai, fait tomber dans les maux Que craint celui qui le consulte;

Mais je l'en justifie, et maintiens qu'il est faux.

L'art d'Esculape. Esculape, fils d'Apollon et de la nymphe Coronis. Suivant la légende, il inventa la chirurgie, découvrit la vertu des simples et la préparation des remèdes, et porta l'art de guérir à un si haut point qu'il en fut regardé comme le créateur.

2 Au poëte Eschyle. Le père de la tragédie grecque. Retiré en Sicile, il y mourut écrasé, dit-on, par la chute d'une tortue. Le mot poëte est aujourd'hui de trois syllabes. La Fontaine le fait de deux syllabes, suivant l'ancien usage. V. infrà, le Statuaire et la statue de Jupiter (IX, 6).

3 Le pauvre Eschyle ainsi, etc. Ce vers laisse à désirer sous le rapport de l'harmonie.

Je ne crois point que la Nature

Se soit lié les mains, et se les lie encor

Jusqu'au point de marquer dans les cieux notre sort. Il dépend d'une conjoncture

De lieux, de personnes, de temps;

1

Non des conjonctions de tous ces charlatans.
Ce berger et ce roi sont sous même planète ;
L'un d'eux porte le sceptre, et l'autre la houlette.
Jupiter le vouloit ainsi.

Qu'est-ce que Jupiter? un corps sans connaissance.
D'où vient donc que son influence

Agit différemment sur ces deux hommes-ci?
Puis comment pénétrer jusques à notre monde ?
Comment percer des airs la campagne profonde?
Percer Mars, le Soleil, et des vides sans fin?
Un atome la peut détourner en chemin ;
Où l'iront retrouver les faiseurs d'horoscope?
L'état où nous voyons l'Europe

3

4

Mérite que du moins quelqu'un d'eux l'ait prévu : Que ne l'a-t-il donc dit? Mais nul d'eux ne l'a su. L'immense éloignement, le point et sa vitesse, Celle aussi de nos passions,

Permettent-ils à leur foiblesse

De suivre pas à pas toutes nos actions?
Notre sort en dépend : sa course entre-suivie

1 Conjonctions. Deux vers plus haut, conjonctures. Jeu de mots puéril ou négligence.

2 Jupiter. Il s'agit ici de la planète.

3 Un atome la peut.

cinq vers plus haut.

La se rapporte à influence, placé

▲ L'état où nous voyons l'Europe. Lorsque La Fontaine composait cette fable, presque toute l'Europe était en guerre contre la France.

Ne va, non plus que nous, jamais d'un même pas ;
Et ces gens veulent au compas
Tracer le cours de notre vie!

Il ne se faut point arrêter

Aux deux faits ambigus que je viens de conter.
Ce fils par trop chéri, ni le bon homme Eschyle,
N'y font rien tout aveugle et menteur qu'est cet
Il peut frapper au but une fois entre mille;
Ce sont des effets du hasard.

[art,

FABLE XV.

L'Ane et le Chien.

Cff. ABSTEMIUS, 109.

Il se faut entr'aider; c'est la loi de nature 1.
L'âne un jour pourtant s'en moqua :

Et ne sais comme il y manqua,

'Car il est bonne créature 2.

▲ De nature. V. suprà, le Cheval et l'Ane (VI, 16). «L'exemple de nature me persuade si bien le plaisir. » CYRANO DE BERGERAC, OEuv., t. II, p. 13.) « Aux règles de nature... » (MALHERBE.) Le vers de La Fontaine est devenu proverbe.

2 Bonne créature. Pour être fidèle à la peinture des mœurs, La Fontaine donne cette méchanceté à l'âne comme une exception. On notera le ton de naïveté qui est propre à notre poëte.

Il alloit par pays, accompagné du chien,
Gravement, sans songer à rien,

Tous deux suivis d'un commun maître.

Ce maître s'endormit. L'âne se mit à paître :
Il étoit alors dans un pré

Dont l'herbe étoit fort à son gré.

Point de chardons pourtant; il s'en passa pour Il ne faut pas toujours être si délicat;

Et, faute de servir ce plat,

Rarement un festin demeure 2.

Notre baudet s'en sut enfin

[l'heure 1:

Passer pour cette fois. Le chien mourant de faim, Lui dit : Cher compagnon, baisse-toi, je te prie : Je prendrai mon dîné dans le panier au pain. Point de réponse; mot: le roussin d'Arcadie Craignit qu'en perdant un moment

Il ne perdît un coup de dent.

Il fit longtemps la sourde oreille :

Enfin il répondit : Ami, je te conseille
D'attendre que ton maître ait fini son sommeil ;
Car il te donnera sans faute, à son réveil,
Ta portion accoutumée :

Il ne sauroit tarder beaucoup.

▲ Pour l'heure. Pour le présent. Expression familière. • Demeure. Reste servi sans qu'on y touche.

Mot. Quelques-uns interprètent ce terme à l'aide d'une ellipse pas un mot, il ne dit mot. Cette explication nous semble préférable à celle d'autres commentateurs, suivant lesquels mot serait employé ici pour motus, expression familière pour avertir quelqu'un de garder le silence.

4 Roussin d'Arcadie. V. suprà, le Charlatan (VI, 19, p. 266, n. 3).

Sur ces entrefaites un loup

Sort du bois, et s'en vient: autre bête affamée.
L'âne appelle aussitôt le chien à son secours.
Le chien ne bouge, et dit : Ami, je te conseille
De fuir, en attendant que ton maître s'éveille;
Il ne sauroit tarder: détale 2 vite, et cours.
Que si ce loup t'atteint, casse-lui la mâchoire;
On t'a ferré de neuf 3; et si tu me veux croire,
Tu l'étendras tout plat. Pendant ce beau discours,
Seigneur loup étrangla le baudet sans remède.

4

Je conclus qu'il faut qu'on s'entr'aide.

1 Ami, je te conseille. Ce vers et le suivant font écho à ceux que le poëte a mis dans la bouche de l'àne.

2 Détale. V. suprà, le Rat de ville et le Rat des champs (I. 9, p. 26, n. 1).

3 De neuf. Comme on dit habiller de neuf, tout de neuf, avec des habits neufs. Diffère avec la locution adverbiale de nouveau, qui signifie derechef, encore une fois.

Je conclus, etc. La moralité reparaît à la fin de l'apologue dont elle ouvre la marche. Ce trait plein d'agrément ne se rencontre dans aucune autre fable de La Fontaine.

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