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La Mort ravit tout sans pudeur :

Un jour le monde entier accoîtra sa richesse.

Il n'est rien de moins ignoré.

Et, puisqu'il faut que je le die 2,

Rien où l'on soit moins préparé 3.

Un mourant, qui comptoit plus de cent ans de vie,
Se plaignoit à la Mort que précipitamment
Elle le contraignoit de partir tout à l'heure,
Sans qu'il eût fait son testament,

Un jour le monde entier, etc. Ailleurs LA FONTAINE dit :
Ni le sang des rois,

Ni la grandeur, ni la vaillance,

Ne font changer du sort la fatale ordonnance

Qui rend sourd à nos cris le noir tyran des morts.

(Poésies mêlées.)

2 Die. Au lieu de dise. Forme fréquente dans les anciens

auteurs:

Vous voulez faire, et ne voulez qu'on die.

(CL. MAROT, Épître aux Dames de Paris.)

Elle se rencontre encore dans Molière (les Femmes savantes, III, 2) et dans l'Iphigénie de Racine.

3 Préparé. « C'est une étrange faiblesse de l'esprit humain que jamais la mort ne lui soit présente, quoiqu'elle se mette en vue de tous côtés et en mille formes diverses. On n'entend dans les funérailles que des paroles d'étonnement de ce que ce mortel est mort; chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps il lui a parlé, et de quoi le défunt l'a entretenu ; et tout d'un coup il est mort... Voilà, dit-on, ce que c'est que l'homme; et celui qui le dit c'est un homme, et cet homme ne s'applique rien, oublieux de sa destinée, ou s'il passe dans son esprit quelque désir volage de s'y préparer, il dissipe bientôt ces noires idées, et je puis dire que les mortels n'ont pas moins de soin d'ensevelir les pensées de la mort que d'enterrer les morts mêmes.» (BosSUET, Sermon sur la mort.)

▲ Tout à l'heure. V. suprà le Loup et l'Agneau (I, 10, p. 28, n. 1.).

Sans l'avertir au moins. Est-il juste qu'on meure
Au pied levé 1? dit-il attendez quelque peu;
Ma femme ne veut pas que je parte sans elle;
Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ;
Souffrez qu'à mon logis j'ajoute encore une aile.
Que vous êtes pressante, ô déesse cruelle !
Vieillard, lui dit la Mort, je ne t'ai point surpris;
Tu te plains sans raison de mon impatience :
Eh! n'as-tu pas cent ans? Trouve-moi dans Paris
Deux mortels aussi vieux; trouve-m'en dix en France.
Je devois, ce dis-tu, te donner quelque avis

Qui te disposât à la chose :

J'aurois trouvé ton testament tout fait 2, Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait.

1 Au pied levé. Tournure correspondante au stans pede in uno d'Horace, pour exprimer une action faite avec précipitation, à la légère.

2 Testament tout fait. Ailleurs nous lisons :

Scarron, sentant approcher le trépas,
Dit à la Parque Attendez, je n'ai pas
Encore fait de tout point ma satire.
Ah! dit Clotho, vous la ferez là-bas ;

Marchons, marchons, il n'est pas temps de rire.

(LA FONT., OEuv. diverses.)

Mme DE SÉVIGNÉ s'empare aussi de la même idée, dans sa lettre où elle annonce la mort de Louvois : « Il n'est donc plus, ce ministre puissant et superbe, dont le mot occupait tant d'espace... O mon Dieu! encore quelque temps, je voudrais humilier le duc de Savoie, écraser le prince d'Orange; encore un moment. Non, vous n'aurez pas ce moment, pas un seul moment, il faut partir...>>

Ne te donna-t-on pas des avis 1, quand la cause
Du marcher 2 et du mouvement,

Quand les esprits, le sentiment,

Quand tout faillit en toi? Plus de goût, plus d'ouïe;
Toute chose pour toi semble être évanouie ;
Pour toi l'astre du jour prend des soins superflus :
Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus.
Je t'ai fait voir tes camarades,

Ou morts, ou mourants, ou malades :
Qu'est-ce que tout cela, qu'un avertissement?
Allons, vieillard, et sans réplique.
Il n'importe à la république

Que tu fasses ton testament.

La Mort avoit raison : je voudrois qu'à cet âge

4 Des avis. Vides signa judicii tui per universum corpus tuum et animam tuam; caput tuum fit canum, lumen oculorum debilitatur, memoria deficit, ingenium induratur, etc. (GERS., Serm. cont. luxur., vol. 1, p. 914.)— On remarquera l'analyse minutieuse du poëte : non-seulement l'intelligence et le cœur se ressentent des approches de la mort, mais tous les sens sont émoussés.

2 Du marcher. Infinitif employé substantivement par licence poétique. La Fontaine en use assez fréquemment; il a dit quelque part :

Le vrai dormir n'est connu que chez eux.

Dans la fable suivante (le Savetier et le Financier), il nomme le dormir, le manger, le boire. Cet emploi de l'infinitif est un heureux emprunt fait à la langue grecque. L'auteur de l'Illustration de la langue françoise, Joachim Du Bellay, et Henri Estienne ont beaucoup recommandé ce tour, et Amyot le tenait en haute estime. La Fontaine et J.-J. Rousseau en ont fait largement usage.

On sortît de la vie ainsi que d'un banquet 1,
Remerciant son hôte, et qu'on fît son paquet:
Car de combien peut-on retarder le voyage?

3

Tu murmures, vieillard! vois ces jeunes mourir; Vois-les marcher, vois-les courir

A des morts, il est vrai, glorieuses et belles,

1 Banquet. Réminiscence d'HORACE, qui a dit :

Exacto contentus tempore vitæ

Cedat, uti conviva satur.

(Sat. I, 1, v. 118, 119.)

On peut rapprocher de cette pensée celles de LUCRÈCE :

Cur non ut vitæ plenus conviva recedis?

(De Nat. rerum, 111, v. 974.)

Et de CICERON :

Ex vita discedo, tanquam ex hospitio.

(De Senect., c. 23.)

CASIMIR DELAVIGNE a dit à son tour:

Une coupe vide à la main,

J'offrirai la riante image
De ce convive heureux et sage

Qui sommeille après un festin.

2 Son paquet. Expression triviale qui dépare cette belle page.

3 Jeunes. Adjectif pris substantivement. Hardiesse heureuse, n'en déplaise à M. Guillon, qui ose critiquer La Fontaine.

4 Glorieuses et belles :

Dulce et decorum est pro patria mori.

(HOR., Ode III, 2, v. 13.)

Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles.
J'ai beau te le crier; mon zèle est indiscret:
Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret1.

FABLE II.

Le Savetier et le Financier.

Cff. HORACE, lib. I, Ep. 7; BONav. des Periers, nouv. xxi,

Un savetier chantoit du matin jusqu'au soir :
C'étoit merveilles 2 de le voir,

1 Dans aucune fable, selon M. Walckenaer, La Fontaine ne semble s'être élevé plus haut pour la force et la dignité de l'expression; dans aucune il n'a su allier, d'une manière plus naturelle et plus heureuse, la naïveté du dialogue et le comique de la scène, avec la plus parfaite sagesse et la plus austère éloquence. Chamfort n'hésite pas à déclarer cet apologue excellent : il fait remarquer, à ce sujet, que La Fontaine a mis en vers les préceptes de la raison universelle, comme Molière ceux qui sont relatifs à la société. Geruzez dit enfin : «< Parmi les belles fables de La Fontaine, quelquesunes sont plus populaires que celle-ci; mais il n'y en a pas d'un ordre plus élevé. La noblesse du style, la gravité du sentiment, l'importance de la leçon morale font de cet apologue un des chefs-d'œuvre de notre poëte. »

2 Merveilles. Dans les éditions modernes on lit généralement merveille au singulier. La Fontaine a mis merveilles au pluriel, et le verbe qui précède au singulier. Bossuet et les auteurs de cette époque offrent de nombreux

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