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FABLE VI.

Les Vautours et les Pigeons.

Cff. ABSTEMIUS, 96; YSOPET I, f. 10.

Mars autrefois mit tout l'air en émute *.
Certain sujet fit naître la dispute

Chez les oiseaux; non ceux-là que l'Amour
Met à son char, mais le peuple vautour,
Au bec retors, à la tranchante serre

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Pour un chien mort se fit, dit-on, la guerre.

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Si je voulois conter de point en point

Tout le détail, je manquerois d'haleine.

1 Mars. V. suprà, le Meunier, son Fils et l'Ane (III, 1, p. 102, n. 2).

2 Émute. Pour émeute, par licence poétique et pour la rime. 3 A la tranchante serre. C'est ainsi que VIRGILE a peint le vautour de Prométhée :

Rostroque immanis vultur obunco.

(En., VI, v. 597.)

Il plut du sang. Marmontel cite ce trait comme exemple de l'élévation à laquelle La Fontaine savait porter son génie (Éléments de Litt., vo FABLE). Cette image a de plus le mérite d'une parfaite justesse. Elle ne perd rien à être comparée à celle de VIRGILE :

Tum cruor et vulsæœ labuntur ab æthere plumœ.
(En., XI, v. 724.)

1

Maint chef périt, maint héros expira;
Et sur son roc Prométhée 1 espéra
De voir bientôt une fin à sa peine
C'étoit plaisir d'observer leurs efforts;
C'étoit pitié de voir tomber les morts.
Valeur, adresse, et ruses, et surprises,
Tout s'employa 3. Les deux troupes, éprises
D'ardent courroux, n'épargnoient nuls moyens
De peupler l'air que respirent les ombres :
Tout élément remplit de citoyens

Le vaste enclos qu'ont les royaumes sombres.
Cette fureur mit la compassion

Dans les esprits d'une autre nation

Au cou changeant 5, au cœur tendre et fidèle.
Elle employa sa médiation

Pour accorder une telle querelle :

Ambassadeurs par le peuple pigeon

Furent choisis, et si bien travaillèrent,

Que les vautours plus ne se chamaillèrent 6.

1 Prométhée. Prométhée, fils de Japet, osa, suivant la légende grecque, dérober le feu du ciel pour donner la vie à quelques statues d'hommes. En punition de son crime, il fut enchaîné sur un rocher du Caucase, où un vautour lui déchirait les entrailles sans cesse renaissantes.

2 Peine. Par la mort du dernier vautour.

3 Tout s'employa. Impossible de rien ajouter à cette peinture.

▲ Tout élément, etc. Cette réflexion générale interrompt et refroidit la description.

5 Au cou changeant, etc. Périphrase gracieuse qui contraste heureusement avec le ton grave des douze ou quinze vers précédents.

6 Se chamaillèrent. Le verbe se chamailler, qui signifie se disputer avec beaucoup de bruit, manque de noblesse.

Ils firent trêve; et la paix s'ensuivit.
Hélas! ce fut aux dépens de la race
A qui la leur auroit dû rendre grâce.
La gent maudite aussitôt poursuivit
Tous les pigeons, en fit ample carnage,
En dépeupla les bourgades, les champs.
Peu de prudence eurent les pauvres gens
D'accommoder un peuple si sauvage.

Tenez toujours divisés les méchants :
La sûreté du reste de la terre

Dépend de là. Semez entre eux la guerre,
Ou vous n'aurez avec eux nulle paix.
Ceci soit dit en passant. Je me tais.

Tenez toujours divisés les méchants. Divide ut imperes.

· Dans la fable précédente, notre fabuliste conseille aux gens qui vont à la cour de répondre en Normands; dans celle-ci, il conseille aux gens amis de leur repos de semer la guerre entre les méchants. Dans ces deux pièces, La Fontaine reste toujours conteur aimable; mais, à coup sûr, il est loin d'être moraliste sévère. Ces deux fables ont été souvent blâmées. (LOUANDRE). - DE NIVERNOIS tient un autre langage :

Dieu me préserve d'enseigner
Qu'il faut diviser pour régner;
Quelqu'un l'a dit, pourtant c'est la maxime

D'un tyran qui se plaît au crime.

Mais si des ennemis se liguent contre vous,
Patientez et filez doux

Tandis qu'un même intérêt les rassemble:
Un jour viendra que divisant leurs coups
Et leurs desseins, ils seront mal ensemble,
Et vous viendrez à bout de tous.

(Les deux Taureaux et le Lion, liv. x11,

f. 18.)

FABLE VII.

Le Coche et la Mouche.

Cff. Ésope, f. 294, 217; Phèdre, III, f. 6; Ysopet I, f. 35; II, f. 35; COULANGES, le Coche et la Mouche.

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé,

Six forts chevaux tiroient un coche 1.
Femmes, moine, vieillards, tout étoit descendu :
L'attelage suoit, souffloit, étoit rendu 2.

Une mouche survient, et des chevaux s'approche,

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1 Coche. Espèce de chariot, couvert et non suspendu, qui servait autrefois de diligence; de là cocher. Ce mot ne désigne plus aujourd'hui que des bateaux affectés au transport des voyageurs et des marchandises. Les vers de notre poëte peignent bien l'effort : « La phrase est disposée de manière que l'œil se porte d'abord sur la montagne et sur tous les accessoires qui la rendent si rude à monter, la roideur, le sable, le soleil à plomb: on voit ensuite arriver avec peine les six forts chevaux, et au bout le coche qu'ils tirent, mais de manière que le coche paraît se traîner avec le vers. » (LA HARPE.) BOIZARD a imité ce début de La Fontaine :

Par un sentier étroit, raboteux, escarpé,

Et de ravins entrecoupé,

Un taureau, vers le soir, regagnait son étable.

(Le Taureau et le Veau, liv. V, f. 22.)

2 Étoit rendu. Notez, avec La Harpe, ces mots suait, soufflait, qu'on ne peut prononcer sans être presque essoufflé : on n'imite pas mieux avec des sons.

Prétend les animer par son bourdonnement ;
Pique l'un, pique l'autre, et pense à tout moment
Qu'elle fait aller la machine;

S'assied sur le timon, sur le nez du cocher.
Aussitôt que le char chemine,

Et qu'elle voit les gens marcher,

Elle s'en attribue uniquement la gloire ;

Va, vient, fait l'empressée : il semble que ce soit Un sergent de bataille 1 allant en chaque endroit Faire avancer ses gens et hâter la victoire.

La mouche, en ce commun besoin 2,

Se plaint qu'elle agit seule, et qu'elle a tout le soin.
Qu'aucun n'aide aux chevaux 3 à se tirer d'affaire.
Le moine disoit son bréviaire :

Il prenoit bien son temps ! Une femme chantoit:
C'étoit bien de chansons qu'alors il s'agissoit!
Dame mouche s'en va chanter à leurs oreilles,

▲ Sergent de bataille. Officier important de l'armée, dont la fonction spéciale était de ranger les soldats pour le combat. Ce n'est plus un chétif insecte qu'on a sous les yeux. Ainsi GRESSET, décrivant le caquet de l'oiseau qui donne audience à tout un couvent :

Tel autrefois César, en même temps,
Dictait à quatre en styles différents.

(Vert-Vert, ch. I".)

• En ce commun besoin. Ne dirait-on pas que la mouche est intéressée, comme les gens du coche, à ce que le véhicule avance?

3 N'aide aux chevaux. Aider A quelqu'un, lui prêter une assistance momentanée, le soulager en partageant sa peine. Aider quelqu'un, fournir à ses besoins, ou l'appuyer de son crédit, l'assister de ses conseils: Il faut AIDER les pauvres de son superflu.

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