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FABLE XX.

L'Ours et les deux Compagnons.

Cff. ESOPE, f. 57, 253; Abstémius, f. 49; Ysopet-Avionnet, f. 4; Philippe de CoMMINES, Mémoires (liv. IV, ch. 11) 1.

Deux compagnons, pressés d'argent,
A leur voisin fourreur vendirent
La peau d'un ours encor vivant,

Mais qu'ils tueroient bientôt, du moins à ce qu'ils

[dirent. C'étoit le roi des ours, au compte de ces gens *. Le marchand à sa peau devoit faire fortune;

Les ambassadeurs du roi de France engageaient l'empereur Frédéric à mettre la main sur les terres que le duc de Bourgogne tenait de l'Empire. Cet apologue sert de réponse à Frédéric dans le récit de Commines.

2 Compagnons. Ce mot semble dériver immédiatement du roman compaing, et indirectement du latin barbare cumpanis, qui mange le pain avec vous.

3 Du moins à ce qu'ils dirent. Cette correction fait un effet charmant.

Au compte de ces gens, etc. Dans les éditions moderues, on lit :

C'était le roi des ours au compte de ces gens,

Le marchand à sa peau devait faire fortune.

Cette ponctuation n'est point celle des quatre éditions données par La Fontaine, auxquelles nous nous sommes conformé.

Elle garantiroit des froids les plus cuisants 1;

On en pourroit fourrer plutôt deux robes qu'une 2. Dindenaut prisoit moins ses moutons qu'eux leur

3

[ours:

Leur, à leur compte, et non à celui de la bête.
S'offrant de la livrer au plus tard dans deux jours,
Ils conviennent de prix, et se mettent en quête,
•Trouvent l'ours qui s'avance et vient vers eux au
[trot.
Voilà mes gens frappés comme d'un coup de foudre.
Le marché ne tint pas; il fallut le résoudre :
D'intérêts contre l'ours, on n'en dit pas un mot 5.

4

1 Froids cuisants. N'est pas un simple jeu de mots. Le froid et le chaud portés à un degré extrême, ont tous deux la propriété de brûler.

2 Plutôt qu'une. Toutes ces circonstances, qui peignent les exagérations dont use le commerce, doivent augmenter la confiance de l'acheteur.

3 Dindenaut. Marchand de moutons dont parle RABELAIS (Pantagruel, liv. IV, ch. vi, vi et vin). Voici en quels termes Dindenaut vantait sa marchandise : « Ce sont moutons à la grande laine. Jason y prit la toison d'or : l'ordre de la maison de Bourgogne en fut extrait; moutons de Levant, moutons de haute futaie, moutons de haute gresse. >>

4 Voilà mes gens. Tournure que La Fontaine affectionne. V. suprà, l'Ane chargé d'éponges et l'Ane chargé de sel (II, 7), p. 76 et s.

5 Pas un mot. Ce vers et le précédent nuisent à la rapidité du récit; l'idée qu'ils expriment est d'ailleurs implicitement contenue dans la moralité. Il fallut le résoudre dans le sens juridique de rompre.— D'intérêts, etc. Manque de clarté : il ne peut être question de réclamer des dommages et intérêts contre l'ours; semblable demande ne peut être dirigée que contre celui qui, par son fait, entrave l'accomplissement d'une convention.

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L'autre, plus froid que n'est un marbre,

Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent 2, Ayant quelque part ouï dire

4

3

Que l'ours s'acharne * peu souvent

Sur un corps qui ne vit, ne meut 3, ni ne respire. Seigneur ours, comme un sot, donna dans ce pan

Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie;
Et, de peur de supercherie,

Le tourne, le retourne, approche son museau,
Flaire aux passages de l'haleine.

[neau :

C'est, dit-il, un cadavre; ôtons-nous, car il sent ®. A ces mots, l'ours s'en va dans la forêt prochaine. L'un de nos deux marchands de son arbre descend, Court à son compagnon, lui dit que c'est merveille Qu'il n'ait eu seulement que la peur pour tout mal.

1 Faîte. L'usage a établi des nuances entre le mot faîte et les mots cime et sommet. On dit la cime d'un arbre, le sommet d'une montagne, le faîte d'un édifice.

2 Tient son vent. Retient son haleine.

3 Ouï dire, etc. Idée erronée empruntée à ABSTEMIUS: Tunc venator sciens hanc feram in cadavera non sævire, anhelitu retento se mortuum simulabat.

S'acharne. Outre qu'il a le mérite de la propriété, ce verbe fait image.

Ne meut. Rigoureusement il faudrait : ne se meut.

o Car il sent. Qui peint mieux les effets de la prévention, ou M. de Sottenville repoussant un homme à jeun et lui disant : Retirez-vous, vous puez le vin, ou l'ours qui, s'écartant d'un corps qu'il prend pour un cadavre, se dit à lui-même : Otonsnous, car il sent? (CHAMFORT.)

Eh bien ajouta-t-il, la peau de l'animal? t'a-t-il dit à l'oreille?

Mais que

Car il t'approchoit de bien près,
Te retournant avec sa serre 1.

Il m'a dit qu'il ne faut jamais

Vendre la peau de l'ours qu'on ne l'ait mis par

FABLE XXI.

L'Ane vêtu de la peau du Lion.

terre.

Cff. Ésope, f. 141, 262.

De la peau du lion l'âne s'étant vêtu
Étoit craint partout à la ronde ;

Et, bien qu'animal sans vertu 3,

Il faisoit trembler tout le monde.

Serre. A la lettre ne se dit que du pied des oiseaux de proie.

2 Par terre : « Quand ils furent joincts, celuy qui estoit dessus l'arbre demanda à son compagnon par serment ce que l'ours luy avoit dit en conseil, que si longtemps luy avoit tenu le museau contre l'oreille; à quoy son compagnon lui respondit: Il me disoit que jamais je ne marchandasse de la peau de l'ours jusqu'à ce que la beste fust morte. » (Commines.)

s Vertu. Sans courage, dans l'acception propre du mot virtus.

1

Un petit bout d'oreille échappé par malheur
Découvrit la fourbe et l'erreur :

Martin 2 fit alors son office.

Ceux qui ne savoient pas la ruse et la malice
S'étonnoient de voir que Martin

Chassât les lions au moulin 3.

Force gens font du bruit en France * Par qui cet apologue est rendu familier. Un équipage cavalier

Fait les trois quarts de leur vaillance.

Un petit bout d'oreille, etc. Vers quasi proverbial, tant son application est fréquente.

2 Martin. V. suprà, l'Ane et le petit Chien (IV, 3) p. 142. 3 Au moulin. Le poëte aurait pu faire assommer l'âne : il a senti qu'il y avait plus de comique à le renvoyer au moulin. En France. La Fontaine insiste sur ce défaut, qu'on appellerait aujourd'hui un défaut national. Notre poëte dit encore, infrà, le Rat et l'Éléphant (VIII, 15) :

Se croire un personnage est fort commun en France.

C'est proprement le mal français,

La sotte vanité nous est particulière.

(LOUANDRE.)

5 Par qui, etc. A cause de qui cet apologue reçoit une fréquente application. Manque de clarté.

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