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Je vous expliquerai le noeud qui les assemble.
L'aîné les ayant pris, et fait tous ses efforts,
Les rendit, en disant : je les donne aux plus forts.
Un second lui succède, et se met en posture,
Mais en vain, Un cadet tente aussi l'aventure.
Tous perdirent leur temps; le faisceau résista :
De ces dards joints ensemble un seul ne s'éclata.
Foibles gens dit le père, il faut que je vous montre
Ce que ma force peut en semblable rencontre.
On crut qu'il se moquoit; on sourit, mais à tort:
Il sépare les dards, et les rompt sans effort.
Vous voyez, reprit-il, l'effet de la concorde :
Soyez joints, mes enfants; que l'amour vous accorde.
Tant que dura son mal, il n'eut autre discours.
Enfin, se sentant près de terminer ses jours,
Mes chers enfants, dit-il, je vais où sont nos pères;
Adieu promettez-moi de vivre comme frères;
Que j'obtienne de vous cette grâce en mourant.
Chacun de ses trois fils l'en assure en pleurant.
Il prend à tous les mains; il meurt. Et les trois frères
Trouvent un bien fort grand, mais fort mêlé d'af-
[faires.

Un créancier saisit, un voisin fait procès ;
D'abord notre trio s'en tire avec succès.
Leur amitié fut courte autant qu'elle étoit rare.
Le sang les avoit joints; l'intérêt les sépare:
L'ambition 2, l'envie, avec les consultants 3,
Dans la succession entrent en même temps.

' VARIANTE: Je LE.

2 L'ambition, etc. Peinture énergique.

3 Consultants. On nomme avocat consultant celui qui ne plaide pas, qui donne seulement son avis et son conseil par écrit sur les affaires litigieuses.

On en vient au partage, on conteste, on chicane :
Le juge
sur cent points tour à tour les condamne.
Créanciers et voisins reviennent aussitôt,

Ceux-là sur une erreur, ceux-ci sur un défaut.
Les frères désunis sont tous d'avis contraire :
L'un veut s'accommoder, l'autre n'en veut rien faire.
Tous perdirent leur bien, et voulurent trop tard
Profiter de ces dards unis et pris à part 1.

FABLE XVII.

L'Oracle et l'Impie.

Cff. ÉSOPE, f. 32, 16.

Vouloir tromper le ciel, c'est folie à la terre.

Le dédale

2 des cœurs en ses détours n'enserre Rien qui ne soit d'abord éclairé par les dieux: l'homme fait, il le fait à leurs yeux,

Tout ce que

Même les actions que dans l'ombre il croit faire.

1 Profiter, etc. La consonnance du mot dards, placé à l'hémistiche, avec la rime à part, offense l'oreille.

2

Dedale. Expression métaphorique. Dans son sens propre, labyrinthe, lieu où l'on s'égare, où l'on se perd, à cause de la complication des détours. Allusion au labyrinthe de Crète, œuvre de l'athénien Dédale.

Le malheur de ta fille, au tombeau descendue,

Est-ce quelque dédale où ta raison perdue

Ne se retrouve pas.

(MALHERBE, Ode à Du Perrier.)

Un païen qui sentoit quelque peu le fagot',

Et qui croyoit en Dieu, pour user de ce mot,
Par bénéfice d'inventaire 2,

Alla consulter Apollon.

Dès qu'il fut en son sanctuaire :

Ce que je tiens, dit-il, est-il en vie ou non?
Il tenoit un moineau, dit-on,
Prêt d'étouffer 3 la pauvre bête,

3

Ou de la lâcher aussitôt,

Pour mettre Apollon en défaut.

Apollon reconnut ce qu'il avoit en tête:
Mort ou vif, lui dit-il, montre-nous ton moineau,
Et ne me tends plus de panneau *:
Tu te trouverois mal d'un pareil stratagème.

Je vois de loin; j'atteins de même 5.

1 Sentait... le fagot, pour dire qu'il était soupçonné d'impiété.

2 Par bénéfice d'inventaire. Aujourd'hui : sous bénéfice d'inventaire. Le bénéfice d'inventaire est la faculté accordée par la loi à l'héritier d'être tenu des dettes et charges de la succession seulement à concurrence de la valeur des biens qui la composent, valeur qui est constatée par un inventaire. D'après cela nous estimons, avec Walckenaer, que La Fontaine a voulu dire: « à condition et en tant que cela ne le gênerait en rien, et ne lui coûterait aucun sacrifice. » Le païen de notre apologue peut donner la main à ce chrétien dont parle BOILEAU, qui

Attend, pour croire en Dieu, que la fièvre le presse.

3 Prêt d'étouffer. Aujourd'hui l'on dirait prêt à.

▲ Panneau, piége, dans le style familier.

5 J'atteins de même. - Entr'autres attributs, Apollon avait celui de lancer des traits à de grandes distances: de là le surnom d'Exóλos, que Ronsard traduit par l'épithète tireloin. ANDRE CHÉNIER a dit plus élégamment :

Le dieu qui lance au loin d'inévitables traits.

FABLE XVIII.

L'Avare qui a perdu son trésor.

Cff. Ésope, f. 188, 59.

L'usage seulement fait la possession 1.

Je demande à ces gens de qui la passion

Est d'entasser toujours, mettre somme sur somme, Quel avantage ils ont que n'ait pas un autre homme. Diogène là-bas est aussi riche qu'eux,

2

Et l'avare ici-haut comme lui vit en gueux 3. L'homme au trésor caché, qu'Esope nous propose, Servira d'exemple à la chose.

Ce malheureux attendoit

1 L'usage, etc.

Quid mihi fortuna tantùm, quid regna sine usu.

(Ov., lib. III, de sine titulo.)

8 Diogène. Chef de l'école cynique. Les cyniques méprisaient la science physique, ils n'avaient en vue que la réforme morale de la Grèce, dont les mœurs dégénéraient d'une ma nière sensible. Ils proclamaient la vanité du luxe et des richesses, et ils prêchaient d'exemple. Sénèque, Marc-Aurèle et Saint Jérôme font un grand éloge de Diogène, que quelques-uns ont appelé Socrate le fou.

3 Gueux, indigent, nécessiteux, qui est réduit à mendier; style familier.

Et congesto pauper in auro est.

(SENEC., Herc. fur.)

Magnas inter opes inops.

(HOR.)

L'étymologie du mot gueux est incertaine. Les uns le rattachent au vieux français gueuse, gosier; un gueux serait, à proprement parler, un affamé. Suivant d'autres, il dérive du vieux mot queux, issu lui-même du latin coquus.

Pour jouir de son bien une seconde vie;
Ne possédoit pas l'or, mais l'or le possédoit 1.
Il avoit dans la terre une somme enfouie,

Son cœur avec 2, n'ayant autre déduit •

1 Ne possédoit pas, etc. Traduction de ce mot d'un ancien qui, parlant d'un riche avare, disait Non hic substantiam possidet, sed ab ea possidetur.

• Son cœur avec, etc. LE SAGE, dans son ingénieuse préface de Gil Blas, exploite la même idée. «< Deux écoliers allaient ensemble de Penafiel à Salamanque. Se sentant las et altérés, ils s'arrêtèrent au bord d'une fontaine qu'ils rencontrèrent sur leur chemin. Là, tandis qu'ils se délassaient après s'être désaltérés, ils aperçurent par hasard auprès d'eux, sur une pierre à fleur de terre, quelques mots déjà un peu effacés par le temps et par les pieds des troupeaux qu'on venait abreuver à cette fontaine. Ils jetèrent de l'eau sur la pierre pour la laver, et ils lurent ces paroles castillanes: Aqui esta encerrada el alma del licenciado Pedro Garcias. (Ici est enfermée l'âme du licencié Pierre Garcias.)

<< Le plus jeune des écoliers, qui était vif et étourdi, n'eut pas achevé de lire l'inscription, qu'il dit en riant de toute sa force: «< Rien n'est plus plaisant: Ici est enfermée l'âme.... << une âme enfermée... je voudrais savoir quel original a pu << faire cette ridicule épitaphe. » En achevant ces paroles, il se leva pour s'en aller. Son compagnon, plus judicieux, dit en lui-même : « Il y a là-dessous quelque mystère; je veux de<<< meurer ici pour l'éclaircir.» Celui-ci laissa donc partir l'autre, et sans perdre de temps se mit à creuser avec son couteau tout autour de la pierre. Il fit si bien qu'il l'enleva. Il trouva dessous une bourse qu'il ouvrit. Il y avait dedans cent ducats, avec une carte sur laquelle étaient écrites ces paroles en latin: « Sois mon héritier, toi qui a eus assez << d'esprit pour démêler le sens de l'inscription, et fais un <<< meilleur usage que moi de mon argent. » L'écolier, ravi de cette découverte, remit la pierre comme elle était auparavant, et reprit le chemin de Salamanque avec l'âme du licencié. » 3 Déduit. Expression surannée: divertissement, occupation agréable.

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