Page images
PDF
EPUB

Qu'un fils de Jupiter, un certain Alexandre,
Ne voulant rien laisser de libre sous les cieux,
Commandoit que, sans plus attendre,

Tout peuple à ses pieds s'allât rendre,
Quadrupèdes, humains, éléphants, vermisseaux',
Les républiques des oiseaux;

La déesse aux cent bouches, dis-je,
Ayant mis partout la terreur

En publiant l'édit du nouvel empereur,

2

Les animaux, et toute espèce lige *

De son seul appétit, crurent que cette fois
Il falloit subir d'autres lois.

On s'assemble au désert: tous quittent leur tanière.
Après divers avis, on résout, on conclut
D'envoyer hommage et tribut.

Pour l'hommage et pour la manière,

Le singe en fut chargé : l'on lui mit par écrit
Ce que l'on vouloit qui fût dit 3.

Le seul tribut les tint en peine :
Car que donner? il falloit de l'argent.
On en prit d'un prince obligeant,
Qui, possédant dans son domaine

Des mines d'or, fournit ce qu'on voulut.

A Quadrupèdes, etc. Négligence: il semble, d'après cette énumération, que les éléphants forment une classe d'animaux distincte de celle des quadrupèdes.

2 Lige, esclave. SALLUSTE a dit : Pecora quæ natura prona atque ventri obedientia finxit. (Catilina, cap. I.)— Le mot lige se disait autrefois du vassal attaché à son seigneur par un serment particulier de lui être fidèle.

3 L'on lui mit par écrit, etc. Allusion à l'expression proverbiale mémoire de singe, pour désigner une mémoire où rien ne se grave profondément (mémoire de sable).

Comme il fut question de porter ce tribut,
Le mulet et l'âne s'offrirent,

Assistés du cheval ainsi que du chameau.

Tous quatre en chemin ils se mirent
Avec le singe, ambassadeur nouveau.
La caravane enfin rencontre en un passage
Monseigneur le lion cela ne leur plut point.

:

Nous nous rencontrons tout à point,

Dit-il; et nous voici compagnons de voyage.
J'allois offrir mon fait à part;

Mais, bien qu'il soit léger, tout fardeau m'embarrasse.
Obligez-moi de me faire la grâce

Que d'en porter chacun un quart:

Ce ne vous sera pas une charge trop grande,
Et j'en serai plus libre et bien plus en état •
En cas que les voleurs attaquent notre bande,
Et que l'on en vienne au combat.
Éconduire un lion rarement se pratique.
Le voilà donc admis, soulagé, bien reçu,
Et, malgré le héros de Jupiter issu3,

6

Faisant chère et vivant sur la bourse publique.

1 Comme: lorsque.

2 Caravane. Dérivé du persan caraouan. Signifie primitivement une troupe de marchands, de voyageurs ou de pèlerins, qui, dans le Levant, vont de compagnie pour se garantir des voleurs ou des corsaires. Dans le style familier, désigne plusieurs personnes qui se réunissent pour aller de compagnie. 3 Que d'en porter. — Que, archaïsme.

▲ En état, sous-entendu : de vous aider, de vous défendre. 8 Malgré le héros, etc. Sans égard pour le tribut destiné à Alexandre. Ce prince, né de Philippe, roi de Macédoine, se prétendait fils de Jupiter.

6 Faisant chère, sous-entendu bonne. Tel n'est pas le sens de ces mots dans la locution: Il ne sait quelle chère lui faire,

Ils arrivèrent dans un pré

Tout bordé de ruisseaux, de fleurs tout diapré',
Où maint mouton cherchoit sa vie ;

Séjour du frais, véritable patrie

Des zéphyrs. Le lion n'y fut pas, qu'à ces gens
Il se plaignit d'être malade.

Continuez votre ambassade,

Dit-il; je sens un feu qui me brûle au dedans,
Et veux chercher ici quelque herbe salutaire.
Pour vous, ne perdez point de temps:
Rendez-moi mon argent; j'en puis avoir affaire 3.
On déballe; et d'abord le lion s'écria

D'un ton qui témoignoit sa joie :

Que de filles, ô dieux ! mes pièces de monnoie
Ont produites! Voyez la plupart sont déjà
Aussi grandes que leurs mères.

Le croît m'en appartient. Il prit tout là-dessus ;
Ou bien, s'il ne prit tout, il n'en demeura guères.
Le singe et les sommiers 5, confus,

Sans oser répliquer, en chemin se remirent.
Au fils de Jupiter on dit qu'ils se plaignirent,

où le mot chère est pris dans le sens (déjà noté *) d'accueil, de réception.

1 De fleurs tout diapré. Le verbe diaprer sigifie varier de plusieurs couleurs. Ainsi le définit le Dictionnaire de l'Académie. Dans la langue romane, il signifiait orner, décorer; et c'est le sens que notre poëte y attache.

Le lion n'y fut pas que, etc. Y fut à peine.

3 J'en puis avoir affaire, avoir besoin.

4 Croit, l'accroissement, le produit. Se dit ordinairement de l'augmentation d'un troupeau par la naissance des petits. 5 Sommiers, les bêtes de somme chargées de transporter les marchandises.

* V. suprà, la Belette entrée dans un grenier (III, 14), p. 131, n. 2.

Et n'en eurent point de raison.

Qu'eût-il fait ? C'eût été lion contre lion;
Et le proverbe dit: Corsaires à corsaires,
L'un l'autre s'attaquant, ne font pas leurs affaires 1.

FABLE XI.

Le Cheval s'étant voulu venger du Cerf,

Cff. ÉSOPE, f. 383; PHÈDRE, IV, f. 4; HORACE, Ep., I, 10. De tout temps les chevaux ne sont nés pour les [hommes 2.

1 Corsaires contre corsaires, etc. Ces vers sont textuellement empruntés à Mathurin Regnier (fin de la satire 12). La Fontaine n'y regardait pas de très-près quand il s'agissait des proverbes ; il les prenait et les donnait tel qu'il les trouvait dans la circulation. (FOURNIER, l'Esprit des autres, p. 81). BOILEAU rappelle formellement ce passage de Regnier dans son Épigr. 36:

Apprenez un mot de Regnier,
Notre célèbre devancier :
Corsaires attaquant corsaires,
Ne font pas, dit-il, leurs affaires.

Il existe, en Espagne, un proverbe qui a évidemment inspiré le satirique Regnier: De cosario a cosario ne se llevan que los barriles de corsaire à corsaire, il n'y a que des barils à enlever.

2 De tout temps, etc., vers obscur. Voici le fond de la pensée du poëte: « les chevaux naissent maintenant pour les hommes; mais il n'en a pas toujours été ainsi. >>

Lorsque le genre humain de glands se contentoit', Ane, cheval, et mule, aux forêts habitoit 2:

Et l'on ne voyoit point, comme au siècle où nous [sommes,

Tant de selles et tant de båts,
Tant de harnois pour les combats,
Tant de chaises, tant de carrosses;
Comme aussi ne voyoit-on pas
Tant de festins et tant de noces.
Or, un cheval eut alors différent

Avec un cerf plein de vitesse;

Et ne pouvant l'attraper en courant,
Il eut recours à l'homme, implora son adresse.
L'homme lui mit un frein, lui sauta sur le dos,
Ne lui donna point de repos

Que le cerf ne fût pris, et n'y laissât la vie.

Et cela fait, le cheval remercie

L'homme son bienfaiteur, disant: Je suis à vous
Adieu; je m'en retourne en mon séjour sauvage.
Non pas cela, dit l'homme; il fait meilleur chez

3

Je vois trop quel est votre usage. [nous : Demeurez donc; vous serez bien traité,

1 De glands se contentoit :

Quùm prorepserunt primis animalia terris,

Mutum et turpe pecus, GLANDEM atque cubilia propter
Unguibus et pugnis.

(HOR., Sat. I, 3, v. 99 et s.)

2 Habitoit. Les sujets, âne, cheval et mule, forment une énumération qui explique l'emploi du verbe au singulier. 3 Je suis à vous, c'est-à-dire dans la disposition de vous servir.

Usage, l'usage dont vous pouvez être. La phrase est amphibologique.

« PreviousContinue »