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Un licou pour le dromadaire '.

L'accoutumance ainsi nous rend tout familier:
Ce qui nous paraissoit terrible et singulier
S'apprivoise avec notre vue

3

Quand ce vient à la continue 4.

Et puisque nous voici tombé sur ce sujet :
On avoit mis des gens au guet,

Qui, voyant sur les eaux de loin certain objet,
Ne purent s'empêcher de dire

Que c'étoit un puissant navire.
Quelques moments après, l'objet devint brûlot,
Et puis nacelle, et puis ballot,

Enfin bâtons flottants sur l'onde 5.

J'en sais beaucoup de par le monde
A qui ceci conviendroit bien :

De loin, c'est quelque chose; et de près ce n'est rien".

1 Dromadaire. Le poëte emploie indifféremment les mots dromadaire et chameau. Celui-ci a deux bosses; le dromadaire, espèce de chameau, a une seule bosse.

2 Accoutumance, habitude de faire ou de souffrir quelque chose. Ce terme est tombé en désuétude.

Mainte chose desplaît novele
Qui par acostumance est bele.

(J. de Meung, v. 7177.)

3 S'apprivoise avec notre vue. Transposition poétique d'idées. C'est la vue qui s'apprivoise avec les objets et non les objets avec la vue.

▲ A la continue, sans interruption. Expr. fam. et surannée. 5 Enfin bâtons, etc. C'est tout le contraire de ce qui arrive réellement, la distance diminuant beaucoup les proportions des choses. Le sens moral est parfaitement vrai, le sens propre est absurde. (CH. NODIER.)

6 Deprès ce n'est rien.« De bien des gens, il n'y a que le nom qui vaille quelque chose; quand vous les voyez de fort près, c'est moins que rien; de loin, ils imposent. » (LA BRUYÈRE, Caractères du mérite personnel.) Le dernier vers de cet apologue rappelle la pensée de Tacite : Major e longinquo reverentia.

FABLE IX.

La Grenouille et le Rat.

Cff. ESOPE, f. 307, 249.

Tel, comme dit Merlin, cuide' engeigner 2 autrui, Qui souvent s'engeigne soi-même 3.

↑ Guide, pense, s'imagine: c'est le vieux verbe cuider, cuidier, quider, dérivé du verbe latin cogitare. Ce verbe, délaissé par notre langue, se retrouve dans les composés outre-cuidant, outre-cuidance.

2 Engeigner, autre verbe roman, qui signifie tromper, surprendre, séduire, duper. On disait encore engagner, engaignier, engignier. Est sans doute un dérivé du vieux mot engien, engein, engin (nous avons conservé le dernier), qui signifie esprit, génie, puis machine de guerre, ruse, finesse, fourberie; lequel découle lui-même apparemment du mot latin ingenium. V. suprà, l'Hirondelle et les petits Oiseaux, (I, 8), p. 22, n. 2.

3 Qui souvent, etc. Cette phrase se trouve dans le Premier volume de Merlin, qui est le premier de la Table ronde, etc., petit in-4o gothique, sans date, imprimé à Paris, dans la grande rue Saint-Jacques, à l'enseigne de la Rose-Blanche, feuillet XLII, réclame I, ij. Dans la table, le sommaire du chapitre auquel cette phrase appartient est rédigé de la manière suivante : «< Comme Merlin prit congé du roy, et s'en vint à son maistre Blaise, et lui compta la manière de cette fable. » La phrase en question y est ainsi conçue : « Ainsi advient-il de plusieurs, car tels cuident engigner ung autre, qui s'engignent eulx-mêmes. » Nous rencontrons la même pensée dans l'auteur de l'Histoire macaronique, MERLIN COCCAIE (FOLENGO):

Vidimus experti quod quisquis fallere cercat
Deceptum tandem se cernit tempore quoquo.

(Macar., X, p. 228, éd. Vénit., 1581.)

J'ai regret que ce mot soit trop vieux aujourd'hui ;
Il m'a toujours semblé d'une énergie extrême.
Mais afin d'en venir au dessein que j'ai pris :
Un rat plein d'embonpoint, gras, et des mieux
[nourris,

Et qui ne connaissoit l'avent ni le carême 1,
Sur le bord d'un marais égayoit ses esprits.
Une grenouille approche, et lui dit en sa langue :
Venez me voir chez moi; je vous ferai festin.
Messire rat promit soudain :

Il n'étoit pas besoin de plus longue harangue.
Elle allégua pourtant les délices du bain,
La curiosité, le plaisir du voyage,

Cent raretés à voir le long du marécage:

Un jour il conteroit à ses petits-enfants
Les beautés de ces lieux, les mœurs des babitants,
Et le gouvernement de la chose publique

Aquatique.

2

Un point sans plus tenoit le galant empêché :
Il nageoit quelque peu, mais il falloit de l'aide.
La grenouille à cela trouve un très-bon remède :
Le rat fut à son pied par la patte attaché;
Un brin de jonc en fit l'affaire.

Dans le marais entrés 3, notre bonne commère

↑ Ni le carême.

Mon fils, jeûnez plutôt l'Avent et le Carême,
Que de sucer le sang des malheureux moutons.
(VOLTAIRE, le Loup moraliste.)

2 Un point sans plus. Un seul point. Ailleurs un rat sans plus. (V. suprà, le Chat et le vieux Rat, III, 15, p. 135, initio.)

3 Dans le marais entrés, etc. Phrase elliptique pour « la grenouille et le rat étant entrés dans le marais. » Cette tournure correspond à l'ablatif absolu des Latins, et au génitif absolu des Grecs.

S'efforce de tirer son hôte au fond de l'eau,
Contre le droit des gens, contre la foi jurée;
Prétend qu'elle en fera gorge-chaude ' et curée •
C'étoit, à son avis, un excellent morceau.
Déjà dans son esprit la galande le croque.
Il atteste les dieux ; la perfide s'en moque:
Il résiste; elle tire. En ce combat nouveau,

2;

Un milan, qui dans l'air planoit, faisoit la ronde 3,
Voit d'en haut le pauvret se débattant sur l'onde.
Il fond dessus, l'enlève, et, par même moyen,
La grenouille et le lien;

Tout en fut; tant et si bien,
Que de cette double proie

L'oiseau se donne au cœur joie,

Ayant, de cette façon,

A souper chair et poisson.

La ruse la mieux ourdie

Peut nuire à son inventeur;

Et souvent la perfidie

Retourne sur son auteur.

Gorge-chaude, en terme de fauconnerie, est la viande chaude qu'on donne aux oiseaux de proie, et qu'on prend du gibier qu'ils ont attrapé.

2 Curée, pâture qu'on donne aux chiens de chasse, en leur faisant manger quelque partie de la bête qu'ils ont prise.

Car j'eus au son des plats l'âme plus altérée
Que ne l'auroit un chien au son de la curée.

Un milan, etc. Tableau achevé.

(REGNIER, Sat. X, v. 251.)

Au cœur joie. On dit encore aujourd'hui : se donner à cœur joie de quelque chose, c'est-à-dire s'en rassasier, en jouir plei

nement.

FABLE X.

Tribut envoyé par les animaux

à Alexandre.

Cff. GILBERT COUSIN, Narrationes, p. 98; GUILLAUME, Recherches, etc., p. 21 : de Ranarum et Murium certamine.

Une fable avoit cours parmi l'antiquité1;
Et la raison ne m'en est pas connue 2.
Que le lecteur en tire une moralité;
Voici la fable toute nue:

La Renommée 3 ayant dit en cent lieux

1 Antiquité. Nullement. On ne la trouve dans aucun auteur ancien ; mais La Fontaine aura lu cette assertion dans quelque recueil qui contenait cette fable, et il l'aura crue exacte.

2 Ne m'en est pas connue. Ni à moi non plus, dit Chamfort, attendu que cette fable n'est pas bonne. Alexandre qui demande un tribut aux quadrupèdes, aux vermisseaux; ce lion, porteur de cet argent, et qui veut le garder pour lui, tout cela pèche contre la sorte de vraisemblance qui convient à l'apologue. Au reste, la moralité de cette mauvaise fable retombe dans celle du loup et de l'agneau.

3 Renommée. La mythologie personnifie la Renommée, qu'elle nous représente comme la messagère de Jupiter. VIRGILE lui donne autant d'yeux, d'oreilles, de bouches et de langues que de plumes.

cui quot sunt corpore pluma,

Tot vigiles oculi subter (mirabile dictu),

Tot laguæ, totidem ora sonant, tot subrigit aures.

(En., IV, v. 181.)

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