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FABLE XI.

Le Cygne et le Cuisinier.

Cff. ESOPE, f. 288, 74.

Dans une ménagerie '

De volatiles remplie

Vivoient le cygne et l'oison :

Celui-là destiné pour les regards du maître ;
Celui-ci, pour son goût : l'un qui se piquoit d'être
Commensal du jardin ; l'autre, de la maison.
Des fossés du château faisant leurs galeries 2,
Tantôt on les eût vus côte à côte nager,
Tantôt courir sur l'onde, et tantôt se plonger 3,
Sans pouvoir satisfaire à leurs vaines envies.
Un jour le cuisinier, ayant trop bu d'un coup,
Prit pour oison le cygne; et, le tenant au cou,

:

1 Ménagerie lieu bâti auprès d'une maison de campagne pour y engraisser, y élever des bestiaux, des volailles, etc.

2 Faisant leurs galeries. Se promenaient souvent dans les fossés du château. Le mot galerie est l'un de ceux dont le sens s'est modifié avec le temps dans la vieille langue romane, il signifiait réjouissance, divertissement, par dérivation du verbe galer (se réjouir, s'amuser) tombé aussi en désuétude.

3 Tantôt on les eût vus, etc. Ces vers agréables rappellent ceux de VIRGILE :

Nunc caput objectare fretis, nunc currere in undas,

Et studio incassum videas gestire lavandi.

(Georg. I, 386.)

Il alloit l'égorger, puis le mettre en potage. L'oiseau, prêt à mourir, se plaint en son ramage. Le cuisinier fut fort surpris,

Et vit bien qu'il s'étoit mépris.

2

Quoi! je mettrois, dit-il, un tel chanteur en soupe! Non, non, ne plaise aux dieux que jamais ma main

La gorge à qui s'en sert si bien !

coupe

1 VAR.: près de. Nous reproduisons le texte que portent toutes les éditions publiées par l'auteur. Ailleurs (infrà, l'Oracle et l'Impie, IV, 17), La Fontaine a employé prêt de dans le sens de prêt à, ce qui serait une faute aujourd'hui. Mais on a eu tort de vouloir corriger le texte de notre apologue.

2 Chanteur. « Ce n'est pas que tous les cygnes chantent en mourant. Bien que cette tradition soit fort ancienne, on en peut douter sans impiété, aussi bien que de plusieurs autres articles de la croyance des poëtes.» (LA FONTAINE, fragm. IV du Songe de Vaux.) Comme le dit notre poëte, cette opinion a pour elle l'autorité d'une haute antiquité. D'après une tradition conservée par Platon, Orphée avait été changé en cygne en vertu des lois de la métempsycose, selon lesquelles les âmes passaient dans le corps des animaux avec lesquels elles avaient le plus de rapport. Les Grecs, pour cette même raison, avaient fait du cygne l'oiseau favori d'Apollon. Cependant, l'expérience montre assez que le cygne, loin de mériter tant de gloire, est à peine digne d'être rangé parmi les oiseaux chanteurs. Aussi, pour concilier le préjugé avec la nature, s'est-on rejeté sur la rareté des circonstances dans lesquelles le cygne fait entendre sa belle voix. Suivant certains auteurs, cet oiseau ne chante que dans une profonde solitude, après s'être assuré qu'aucune oreille ne peut l'ouïr. Selon d'autres, il ne chante qu'à l'heure de sa mort, idée plus poétique encore. En définitive, il paraît assez que personne n'a jamais joui de ses concerts, et que s'il chante, ce doit être dans le pays d'Utopie...

Ainsi, dans les dangers qui nous suivent en croupe1, Le doux parler 2 ne nuit de rien 3.

FABLE XII.

Les Loups et les Brebis.

Cff. ÉSOPE, f. 211, 241.

4

Après mille ans et plus de guerre déclarée,
Les loups firent la paix avecque les brebis.
C'étoit apparemment le bien des deux partis :

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3

Post equidem sedet atra cura, dit HORACE

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3 Ne nuit de rien. Expression d'une correction douteuse. 4 Avecque. Du temps de La Fontaine, on pouvait écrire averque ou avec, et faire ce mot de deux ou trois syllabes à volonté. Cette licence se rencontre fréquemment chez nos anciens poëtes:

Pour passe-temps avecque faux dangiers.

(CHARLES D'ORLÉANS.) Et n'ai pas entrepris de soulager ta peine Avecque des mépris.

(MALHERBE, Ode à Du Perrier.)

Se retrouve aussi dans CORNEILLE :

(Cid, II, 7.)

Quand avecque la force on perd aussi la vie.

Aujourd'hui avecque est tombé en désuétude.

5 Apparemment ce traité paraissait favorable aux deux partis. V. suprà, le Renard et les Raisins, (III, 10) p. 122, n. 3.

Car, si les loups mangeoient mainte bête égarée, Les bergers de leur peau se faisoient maints habits. Jamais de liberté, ni pour les pâturages,

Ni d'autre part pour les carnages1:

Ils ne pouvoient jouir qu'en tremblant de leurs biens.
La paix se conclut donc on donne des otages;
Les loups, leurs louveteaux; et les brebis, leurs

chiens. L'échange en étant fait aux formes ordinaires 2,

Et réglé par des commissaires,

Au bout de quelque temps que messieurs les louvats 3 Se virent loups parfaits et friands de tuerie,

4

Ils vous prennent le temps que dans la bergerie
Messieurs les bergers n'étoient pas,

Étranglent la moitié des agneaux les plus gras,
Les emportent aux dents 3, dans les bois se retirent.

1 Carnages. Ne s'emploie ordinairement qu'au singulier. 2 Aux formes ordinaires. Plus correctement, dans les formes. Peut-être La Fontaine a-t-il été conduit à cette locution par celle-ci, du style de pratique, ès formes.

3 Louvats. Terme tombé en désuétude. Les vieux mots romans louvat, louvel, louvet, désignaient également un jeune loup.

4 Ils vous prennent le temps.

Gallicisme. Vous, explétif.

5 Les emportent aux dents : latinisme. Dans la langue romane, la préposition à est souvent employée dans le sens de avec. Les écrivains de l'âge suivant en usent aussi fréquemment. En voici quelques exemples:

Et qu'il eût, sans espoir d'être mieux à la cour,
A son long balandran changé son manteau court.
(REGNIER.)

Et si j'en crois, seigneur, l'entretien de la cour,
Peut-être avant la nuit, l'heureuse Bérénice
Change le nom de reine au nom d'impératrice.
(RACINE, Bérénice, I, 2.)

Aujourd'hui encore on attribue à la préposition à la même acception dans la phrase suivante: pêcher à la ligne, et autres phrases analogues.

Ils avoient averti leurs chiens secrètement.
Les chiens, qui, sur leur foi, reposoient sûrement,
Furent étranglés en dormant :

Cela fut si tôt fait qu'à peine ils le sentirent.
Tout fut mis en morceaux, un seul n'en échappa.

Nous pouvons conclure de là

Qu'il faut faire aux méchants guerre continuelle '. La paix est fort bonne de soi;

J'en conviens mais de quoi sert-elle

:

Avec des ennemis sans foi?

FABLE XIII.

Le Lion devenu vieux,

Cff. PHEDRE, I, f. 21.

Le lion, terreur des forêts,

Chargé d'ans et pleurant son antique prouesse *,
Fut enfin attaqué par ses propres sujets,

Devenus forts par sa foiblesse.

Le cheval, s'approchant, lui donne un coup de pied; Le loup, un coup de dent; le bœuf, un coup de corne.

4 Guerre continuelle, ou plutôt qu'il faut user de prudence avec les méchants.

2 Prouesse, action de preux, acte de vaillance. Au pluriel, emporte d'ordinaire une idée défavorable. Ce vers parle tout à la fois à l'imagination et au sentiment.

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