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Lui présente un chaudeau propre pour Lucifer.
L'époux alors ne doute en aucune manière
Qu'il ne soit citoyen d'enfer.

Quelle personne es-tu? dit-il à ce fantôme.
La cellérière 2 du royaume

De Satan, reprit-elle; et je porte à manger
A ceux qu'enclôt la tombe noire.
Le mari repart, sans songer :
Tu ne leur portes point à boire 3.

FABLE VIII.

Le Loup et la Cicogne.

Cff. ÉSOPE, f. 94, 144; PHÈDRE, I, f. 8.

Les loups mangent gloutonnement.
Un loup donc, étant de frairie,
Se pressa, dit-on, tellement
Qu'il en pensa perdre la vie :

▲ Chaudeau, bouillon chaud.

2 Cellerière.

Religieuse qui, dans un couvent, prend soin

de la dépense de bouche.

3 A boire. On retrouve encore, avant La Fontaine, le sujet de cette fable dans les Pia Hilaria du P. Gaza, sous ce titre : Stratagema mulieris belgicæ quæ maritum linteo involvit tumulandum; seulement là l'époux revient à résipiscence.

Frairie, style familier, partie de divertissement et de

Un os lui demeura bien avant au gosier.

1

De bonheur pour ce loup, qui ne pouvoit crier,
Près de là passe une cicogne.

Il lui fait signe 2; elle accourt.

Voilà l'opératrice aussitôt en besogne.

3

Elle retira l'os; puis, pour un si bon tour 5,
Elle demanda son salaire.

Votre salaire! dit le loup :

Vous riez, ma bonne commère !
Quoi ce n'est pas encor beaucoup

D'avoir de mon gosier retiré votre cou?
Allez, vous êtes une ingrate :

Ne tombez jamais sous ma patte.

bonne chère. Ce terme, qui appartient au roman-wallon, y signifie fraternité, alliance. En provençal existe le mot frairia. 1 De bonheur. Aujourd'hui l'on dirait : par bonheur.

2 Il lui fait signe, etc. Dans Phèdre, c'est par promesse et par serment que le loup détermine la grue à lui rendre service; ici, au contraire, le loup se borne à faire signe, ce qui est plus vraisemblable.

3 Tour. Ne doit se dire que d'une malice, et non d'un bon office; il se prend toujours en mauvaise part. Cette critique d'un commentateur est trop sévère. Le mot tour indique un trait d'habileté, une manière d'agir où il entre ordinairement de l'adresse, et quelquefois de la mauvaise intention.

FABLE IX.

Le Lion abattu par l'Homme.

Cff. ESOPE, f. 169, 223.

On exposoit une peinture

Où l'artisan 1 avoit tracé

Un lion d'immense stature

Par un seul homme terrassé *.

L'artisan. Aujourd'hui l'on dirait artiste. Le mot artisan désigne celui qui exerce un art mécanique; le mot artiste, celui qui cultive les beaux-arts. Un commentateur blâme cette expression, prétendant que Lá Fontaine aurait dû dire artiste. Un autre la justifie en disant que le mot artisan signifiait en général, du temps de notre poëte, ceux qui cultivaient les arts du dessin; et en ajoutant que le mot artiste est de date moderne. En réalité, le vieux mot roman artien, arcien, d'où dérive directement artisan, désignait quiconque était expert dans les arts, ou opérait avec habileté, avec adresse: il ne désignait donc pas seulement un artiste proprement dit. Quant au mot artiste lui-même, il était déjà usité du temps de La Fontaine; mais on le réservait particulièrement à ceux qui savaient exécuter des opérations chimiques ou docimastiques. (Voy. le Dict. de l'Acad. fr., 1694, et les Remarques nouvelles sur la langue française, par le P. BOUHOURS, 3e édition, 1692, p. 94.)

2 Terrassé. La Fontaine, dans l'édition de 1668, a écrit terracé, pour rimer aux yeux.

Les regardants en tiroient gloire.

Un lion en passant' rabattit leur caquet.

Je vois bien, dit-il, qu'en effet

On vous donne ici la victoire :
Mais l'ouvrier vous a déçus;

Il avoit liberté de feindre.

Avec plus de raison nous aurions le dessus
Si mes confrères savoient peindre.

FABLE X.

Le Renard et les Raisins.

Cff. ESOPE, f. 170, 159; PHÈDRE, IV, f. 2.

Certain renard gascon, d'autres disent normand Mourant presque de faim, vit au haut d'une treille

▲ Un lion en passant. VAR. Quelques éditions portent à tort: Un lion, passant.

2 Gascon..., normand. Le mot gascon signifie fanfaron, hâbleur; le mot normand éveille l'idée de dissimulation. De là l'expression familière répondre en normand, c'est-à-dire ne répondre ni oui ni non. Ce doute, où La Fontaine s'enveloppe avec l'apparence naïve de la bonne foi historique, est plaisant et d'un goût exquis.

Des raisins, mûrs apparemment ',

Et couverts d'une peau vermeille. Le galant en eût fait volontiers un repas;

Mais comme il n'y pouvoit atteindre 2 :

Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats 3.

Fit-il pas mieux que de se plaindre *?

1 Apparemment, paraissant être ce qu'ils étaient en effet. Če mot, qui implique d'ordinaire l'idée de doute (selon les apparences), doit être entendu ici à la lettre.

2 Mais comme, etc. Dans Phèdre, il se rencontre un trait que La Fontaine n'aurait pas dû négliger: totis saliens viribus, dit le fabuliste latin.

3 Goujats. Le mot goujat désigne un valet d'armée, et dans son acception populaire, un homme dégradé. Ce mot, que nous a légué la langue romane, dérive du mot gouge, qui. signifie fille, femme; femme de basse condition; femme qui ue se respecte pas. On peut, avec Chamfort, contester le bon goût de ce vers, devenu pourtant proverbe.

Fit-il. Suppression de la conjonction ne, licence poétique.

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