Page images
PDF
EPUB

Vit aux dépens de celui qui l'écoute : Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.

Le corbeau, honteux et confus,

Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendroit plus 1.

C'est le renard qui donne la leçon à celui qu'il a dupé ; cela rend cette petite scène en quelque sorte théâtrale et comique. Mais la morale de cet apologue est-elle excellente, comme on l'a prétendu? Nous en doutons, car finalement nous y voyons le vice récompensé; comme le dit Chamfort, cette fable apprend moins aux enfants à ne pas laisser tomber le fromage de leur bec, qu'à le faire tomber du bec d'un autre. Marie de France n'a pas péché aussi gravement que La Fontaine, car elle suppose que le corbeau avait volé le fromage.

1 Le Sage s'est inspiré de cet apologue dans son roman de Gil Blas. A peine son héros a-t-il quitté le foyer paternel, il est accosté par un personnage qui le cajole et se régale à ses dépens. «Seigneur Gil Blas, lui dit-il, je suis trop content de la bonne chère que vous m'avez faite, pour vous quitter sans vous donner un avis important dont vous me paraissez avoir besoin. Soyez désormais en garde contre les louanges, défiez-vous des gens que vous ne connaissez point. Vous en pourrez rencontrer d'autres qui voudront, comme moi, se divertir de votre crédulité, et peut-être pousser les choses encore plus loin. N'en soyez point la dupe, et ne vous croyez point, sur leur parole, la huitième merveille du monde. »> Là-dessus il le quitta en lui riant au nez.

FABLE III.

~La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Bœuf.

Cff. PHÈDRE, I, 24; HORACE, sat. II, liv. 3, v. 314 et suiv.;
CORROZET, f. 21.

Une grenouille vit un boeuf

Qui lui sembla de belle taille.

Elle, qui n'étoit pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille

Pour égaler l'animal en grosseur :

Disant Regardez bien, ma sœur *; Est-ce assez, dites-moi ? n'y suis-je point encore?— Nenni.-M'y voici donc?-Point du tout-M'y voilà?Vous n'en approchez point. La chétive pécore

3

1 Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille. Vers pittoresque.

2 Regardez bien ma sœur, etc. La Fontaine, qui a emprunté ce dialogue à Horace, a su donner à la pensée du poëte latin une forme éminemment originale. Horace avait dit :

Absentis ranæ pullis vituli pede pressis,

Unus ubi effugit, matri denarrat, ut ingens

Bellua cognatos eliserit; illa rogare,

Quantane? num tandum, se inflans, sic magna fuisset?

- Major dimidio. - Num tanto?

Quum magis atque

Se magis inflaret:- Non, si te ruperis, inquit,

Par eris...

3 La chétive pécore. Chétif (captivus), vil, méprisable. Pécore, animal.

S'enfla si bien qu'elle creva.

Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs ; Tout petit prince a des ambassadeurs ;

Tout marquis veut avoir des pages.

Le monde est plein de gens, etc. Plusieurs écrivains, notamment La Mothe et J.-J. Rousseau, ont fait un reproche à La Fontaine d'avoir formulé la morale de ses apologues : A quoi bon, dit Jean-Jacques, prendre la peine d'expliquer ce qu'il vient de dire aussi clairement qu'agréablement ? (ÉMILE, liv. IV.) Sans doute, ce soin n'est pas toujours nécessaire; mais avec le principe rigoureux de Jean-Jacques et de La Mothe, nous serions privés d'une foule de vers charmants.

2 Tout marquis veut avoir des pages. Page, jeune homme servant auprès d'un roi, d'un prince, etc., dont il porte la livrée. Ce vers est devenu proverbe. On peut comparer à ce passage les vers suivants d'un poëte du xvie siècle :

Il n'est point si petit secrétaire

Qui des sonnets ne se mêle de faire,
Et chaque dame a, selon son humeur,
Ou son bouffon ou son petit rimeur.
(VAUQUELIN DE LA FRESNAIE.)

FABLE IV.

́Les deux Mulets.

Cff. ESOPE, f. 58; et PHÈDRE, II, 7.

Deux mulets cheminoient, l'un d'avoine chargé,
L'autre portant l'argent de la gabelle 1.
Celui-ci, glorieux d'une charge si belle,
N'eût voulu pour beaucoup en être soulagé.
Il marchoit d'un pas relevé,
Et faisoit sonner sa sonnette3;
Quand l'ennemi se présentant,
Comme il en vouloit à l'argent,

Sur le mulet du fisc une troupe 5 se jette,
Le saisit au frein, et l'arrête o.

4 Gabelle. On appelait ainsi autrefois l'impôt sur le sel. 2 Il marchait d'un pas relevé. Ce terme est en parfaite harmonie avec le mot glorieux qui précède. Il éveille bien mieux que le mot dégagé, que Chamfort préférait, l'idée d'affectation, de sotte vanité.

3 Faisait sonner sa sonnette. Harmonie imitative. Rappelle le clarum jactans tintinnabulum de Phèdre.

4 Fisc. Le trésor du prince ou de l'État. Dérivé du mot latin fiscus, panier où l'on mettait autrefois l'argent.

5 Une troupe, c'est-à-dire d'ennemis.

6 Le saisit au frein et l'arrête. Arrête, qu'on fait rimer ici avec jette, est une prononciation picarde. Les Picards font brefs plusieurs mots qui doivent se prononcer longs, et La Fontaine s'est permis plus d'une fois cette espèce de licence assez commune dans le style familier au temps où il écrivait.

Le mulet, en se défendant,

Se sent percer de coups; il gémit, il soupire.
Est-ce donc là, dit-il, ce qu'on m'avoit promis?
Ce mulet qui me suit du danger se retire;

Et moi, j'y tombe, et je péris!

Ami, lui dit son camarade,

Il n'est pas toujours bon d'avoir un haut emploi ' :
Si tu n'avois servi qu'un meunier, comme moi 2,
Tu ne serois pas si malade.

FABLE V.

– Le Loup et le Chien.

Cff. LOUANDRE; PHÈDRE, III, 7.

Un loup n'avoit que les os et la peau,

Tant les chiens faisoient bonne garde : Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,

4 Il n'est pas toujours bon d'avoir un haut emploi. Ici encore la morale est mise dans la bouche de l'un des acteurs.

2 Si tu n'avais servi qu'un meunier, comme moi. Chamfort trouve ce vers incorrect; régulièrement on devrait dire, suivant lui: Si, comme moi, tu n'avais servi... Pour que le blâme fut mérité, il faudrait supprimer les deux virgules qui encadrent l'incise; surtout il faudrait qu'il pût y avoir doute sur la pensée de l'auteur.

« PreviousContinue »