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Et pour qui? pour lui seul : nous n'en profitons pas; Notre soin n'aboutit qu'à fournir ses repas.

Chômons, c'est un métier qu'il veut nous faire ap[prendre.

Ainsi dit, ainsi fait. Les mains cessent de prendre,
Les bras d'agir, les jambes de marcher :
Tous dirent à Gaster qu'il en allât chercher 2.
Ce leur fut une erreur dont ils se repentirent :
Bientôt les pauvres gens tombèrent en langueur;
Il ne se forma plus de nouveau sang au cœur ;

1 Chômons. Chomer, ne rien faire, faute d'avoir à travailler; par extension, se reposer. La Fontaine, dans ces vers, n'a-t-il pas deviné, près de deux siècles à l'avance, ce qui s'est passé si souvent de notre temps? Ne croirait-on pas lire le premier-Paris, au style près toutefois, d'un journal ultra démagogique à la veille de quelque agitation des corps de métiers de la capitale? L'insurrection des membres contre l'estomac, qu'est-ce autre chose qu'une grève socialiste? L'antiquité avait raison en disant que les grands poëtes sont des prophètes (LOUANDRE). — L'étymologie du mot chomer a exercé la sagacité des linguistes. Les uns le font venir du bas breton chom, qui signifie s'arrêter. D'autres le regardent comme d'origine provençale: calma signifie en roman-provençal la partie de la journée où le soleil est le plus ardent. Or, ce moment est celui où le travail est suspendu, où l'on se repose; le mot chomer, p. chommer, chaumer, ne serait donc qu'une modification de calmer. En provençal, chaume signifie encore aujourd'hui le temps de repos des troupeaux. Nous retrouvons le même mot en roman-wallon: chomer, chommer y signifient s'arrêter, ne rien faire.- Pour la curiosité de la chose, citons, en terminant, l'explication de La Monnoie. Suivant lui, chômer vient de chaume, ce qui couvre la cabane du pauvre, parce que, aux jours de fête, il demeure en repos sous le chaume.

2 En allât chercher. En, de quoi manger, ce qui lui est nécessaire. L'ellipse est trop forte et la phrase est irrégulière, et, de plus, obscure.

Chaque membre en souffrit; les forces se perdirent'.
Par ce moyen, les mutins virent

Que celui qu'ils croyoient oisif et paresseux
A l'intérêt commun contribuoit plus qu'eux.

Ceci peut s'appliquer à la grandeur royale:
Elle reçoit et donne, et la chose est égale.
Tout travaille pour elle, et réciproquement
Tout tire d'elle l'aliment 2.

Elle fait subsister l'artisan de ses peines,
Enrichit le marchand, gage le magistrat 3,
Maintient le laboureur, donne paye au soldat,
Distribue en cent lieux ses grâces souveraines,
Entretient seul tout l'Etat.

Ménénius le sut bien dire.

Les forces se perdirent. « Que chaque chose se mette à ne plus rien prester à autrui, vous allez voir ung terrible tintamarre. La teste ne vouldra prester la veue de ses yeux pour guider les pieds et les mains; les pieds ne la daigneront porter...; le cœur se faschera de tant se mouvoir pour le pouls des membres et ne leur prestera plus... Somme, en ce monde delsrayé, rien ne debvant, rien ne prestant, rien n'empruntant, vous voirrez une conspiration plus pernicieuse que n'a figuré Ésope en son apologue et périra sans doute. >> (RABELAIS, Pantagruel, liv. III, ch. III.)

2 Tout tire d'elle l'aliment. Il faut faire la part de l'exagération poétique.

3 Gage le magistrat.

blesse.

Gage nous semble manquer de no

4 Ménénius. - Ménénius Agrippa, orateur plébéien, député par le Sénat vers le peuple mutiné, qui s'était retiré sur le mont Aventin, l'an de Rome 492. Il parvint à calmer la foule, par cette allégorie des membres et de l'estomac, que Voltaire trouve ingénieuse et sans défauts. Ce fait est raconté avec beaucoup d'intérêt par Denys d'Halicarnasse (liv. VI, 86), Tite-Live (liv. II, c. 32), Florus (liv. I, c. 23).

La commune s'alloit séparer du Sénat,

Les mécontents disoient qu'il avoit tout l'empire *,
Le pouvoir, les trésors, l'honneur, la dignité 3;
Au lieu que tout le mal étoit de leur côté,
Les tributs, les impôts, les fatigues de guerre.
Le peuple hors des murs étoit déjà posté,

La plupart s'en alloient chercher une autre terre,
Quand Ménénius leur fit voir

Qu'ils étoient aux membres semblables,

Et par cet apologue, insigne entre les fables,
Les ramena dans leur devoir.

FABLE III.

Le Loup devenu Berger,

Cff. VERDIZOTTI, f. 43.

Un loup qui commençait d'avoir petite part
Aux brebis de son voisinage

Crut qu'il falloit s'aider de la peau du renard *,

1 La commune, etc. Les plébéiens allaient se séparer des patriciens.

2 Empire (imperium), puissance, autorité.

3 L'honneur, la dignité. Pour les honneurs, les dignités. Synecdoque un peu hardie.

4 Renard. On dit proverbialement coudre la peau du renard à celle du lion, pour dire unir la force à la ruse.

Et faire un nouveau personnage.

Il s'habille en berger, endosse un hoqueton ',
Fait sa houlette d'un bâton2,

Sans oublier la cornemuse.

Pour pousser jusqu'au bout la ruse,

Il auroit volontiers écrit sur son chapeau : « C'est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau. » Sa personne étant ainsi faite,

4

Et ses pieds de devant posés sur sa houlette",
Guillot le sycophante approche doucement.
Guillot, le vrai Guillot, étendu sur l'herbette,
Dormoit alors profondément;

Son chien dormoit aussi, comme aussi sa musette 5 ;
La plupart des brebis dormoient pareillement.

▲ Hoqueton. D'après le Dictionnaire de l'Académie, sorte de casaque brodée que portaient les archers du grand prévôt, du chancelier, etc.

2 Fait sa houlette, etc.

Col bastone in man, co'l fiasco al tergo,

E con la tibia pastorale al fianco.

(VERDIZOTTI, Il Lupo e le pecore.)

Et ses pieds. Image pleine de vérité.

4 Sycophante, trompeur (note de LA FONTAINE). Ce mot signifie encore délateur. Dérive d'un verbe grec, qui signifie: dénoncer ceux qui transportaient des figues hors de l'Attique. Cette dénomination toute spéciale provient de ce qu'une loi athénienne prohibait l'exportation des figues et autorisait, par suite, la dénonciation des contrevenants. Mais les dénonciations étaient souvent calomnieuses; de là σuxopάvτns, sycophante, eut aussi le sens de calomniateur.

5 Comme aussi sa musette...Ce dernier hémistiche est d'une grâce charmante. Ce qu'il y a de hardi dans l'expression d'une musette qui dort, devient simple et naturel, préparé par le sommeil du berger et du chien.

L'hypocrite les laissa faire,

Et, pour pouvoir mener vers son fort les brebis,
Il voulut ajouter la parole aux habits,
Chose qu'il croyoit nécessaire.
Mais cela gâta son affaire.

Il ne put du pasteur contrefaire la voix.
Le ton dont il parla fit retentir les bois,
Et découvrit tout le mystère.

Chacun se réveille à ce son,

Les brebis, le chien, le garçon.

Le pauvre loup, dans cet esclandre 1,
Empêché par son hoqueton,

Ne put ni fuir ni se défendre.

[prendre 2. Toujours par quelque endroit fourbes se laissent Quiconque est loup agisse en loup;

C'est le plus certain de beaucoup.

▲ Esclandre. Éclat qui est accompagné de quelque honte; c'est aussi l'une des acceptions du mot scandale. Le mot esclandre nous vient directement de la langue romane : « Ils desprisent leur honneur tellement qu'ilz n'en font conte, et ne leur chault des esclandres qu'ilz font au peuple. » (Danse aux Aveugles.) Le mot scandale est apparemment une importation de la Renaissance. Il est remarquable que l'altération du commun radical (scandalum) soit nulle, pour ainsi dire, dans le dernier venu de ces mots.

2 Toujours par... Champfort dit avec raison que la fable aurait dû finir à ce vers. La Fontaine avait alors l'air de vouloir décourager les fripons, ce qui était travailler pour les honnêtes gens. La maxime que contiennent les deux derniers vers est inutile à prêcher aux loups, puisqu'ils ne s'en départiront jamais, et toutefois mauvaise à débiter aux hommes.

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