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ARMEMENT ET DESTRUCTION DE
L'ARMADA (1588.)

La prise d'Anvers avait habitué Philippe II à user de ces moyens qui étonnent l'imagination des hommes. Les refus qu'il avait éprouvés de la reine Elisabeth, le désespoir de ne plus régner sur un pays où, de concert avec son épouse Marie, il avait élevé tant de pieux bûchers, la jalousie qu'excitaient en lui les premières entreprises de la marine anglaise, les exploits et les découvertes de Drake, de Davis, et de Frobisher, le besoin d'ôter à la Hollande le seul allié qui lui restât fidèle, enfin la mission qu'il croyait avoir reçue du ciel de combattre partout l'hérésie, lui firent équiper une flotte qui pouvait remplir d'épouvante les deux hémisphères. Les préparatifs de cette flotte occupèrent pendant trois ans tous les peuples soumis à la domination de Philippe. Il s'attacha surtout à donner à ses vaisseaux une grandeur effrayante, et cependant les plus puissants de ces navires étaient inférieurs aux vaisseaux du troisième ordre de la marine de nos jours. On construisait encore cette flotte que déjà les Espagnols lui donnaient le surnom d'Invincible. Ces opérations devaient être secondées par un armement que faisait en Flandre le vainqueur des PaysBas. De nombreux bâtiments de transport devaient conduire en Angleterre le prince de Parme, avec les trente mille combattants qu'il venait d'illustrer par ses conquêtes. L'Armada était forte de cent cinquante gros vaisseaux, munie des plus abondantes provisions; elle portait vingt mille soldats et huit mille matelots; enfin elle pouvait lancer le feu de trois mille canons.

En vain Philippe II avait-il fait répandre le bruit qu'un si vaste armement était destiné pour les Indes Orientales: Elisabeth connaissait trop la haine, l'ambition, et le fanatisme de son vieux ennemi, pour douter un moment que l'Angleterre seule fût menacée. C'était cet extrême danger qui l'avait déterminée à trancher les jours de son infortunée rivale. Elisabeth, importunée par le remords d'une décision cruelle, saisit l'occasion

qui lui était offerte de sauver la gloire et l'indépendance de son pays. Aidée de son vigilant ministre Walsingham et plus encore des ressources de son économie et de l'amour de son peuple, elle parvint en peu de temps à porter à plus de quatre-vingts vaisseaux une marine qui n'en comptait que vingt-huit. Ils n'étaient comparables en rien pour leurs dimensions aux puissantes masses de la marine espagnole; mais ils avaient l'avantage d'être gouvernés par des marins beaucoup plus habiles. La reine disposa ses forces de terre de manière à pouvoir parer aux effets de la perte d'une bataille navale. Les généraux avaient reçu l'ordre de se retirer lentement devant les troupes espagnoles, de brûler le pays à leur approche, et de leur opposer partout un désert. Le patriotisme des Anglais était si exalté qu'eux-mêmes s'apprêtaient à dévaster leurs foyers et leurs champs. On avait vu la reine se présenter à cheval au camp de Tilbury, et jurer de mourir les armes à la main. L'audacieux Drake alla jusque dans le port de Lisbonne brûler quelques vaisseaux de l'Armada.

Le

Enfin cette flotte mit à la voile le 29 mai de Lisbonne. Une violente tempête dont elle fut assaillie le lendemain, la força de rentrer dans le port. Elle répara promptement ses dommages, et le 5 juin elle remit à la mer. duc de Médina Sidonia, qui la commandait, avait reçu l'instruction de longer de près les côtes de France pour aller chercher le duc de Parme à Dunkerque et à Nieuport; mais arrivé à Calais le 19 juin, cet amiral conçut, d'après un faux rapport, l'espérance d'aller brûler la flotte anglaise dans le port de Plymouth; il s'engagea imprudemment dans le canal. Le lord Effingham, qui commandait la flotte anglaise, vint avec ses petits vaisseaux défier cette flotte qui, disposée en forme de croissant, couvrait un espace de sept milles. Le combat était à peine engagé que les Anglais s'aperçurent combien les vaisseaux de leurs ennemis étaient pesamment et maladroitement gouvernés. Ils redoublèrent de précision et de rapidité dans leurs manœuvres. Sur le bruit du

combat, d'autres vaisseaux, que des seigneurs avaient équipés à leurs frais, vinrent rejoindre la flotte anglaise.

Ces citadelles mouvantes, qui de loin avaient inspiré tant d'effroi, attaquées de près, subissaient par l'épaisseur de leurs flancs tous les ravages de l'artillerie, tandis que leurs canons placés trop haut passaient dessus la tête des Anglais. On ne prit que deux vaisseaux espagnols; mais presque tous étaient endommagés. Huit bâtiments armés en brûlots achevèrent de les disperser. Le prince de Parme ne crut point devoir venir au secours des Espagnols avec des bâtiments de transport qui n'étaient nullement armés. Un combat de ce genre fut pour l'Angleterre ce que la bataille de Salamine avait été pour la délivrance de la Grèce. Mais ce furent les tempêtes qui achevèrent la défaite de la flotte espagnole. Tous les vaisseaux perdirent leurs ancres au passage des Orcades. Les marins inexpérimentés cédèrent à la fureur des vents et des vagues. La moitié des navires vinrent se briser sur les îles de l'Ecosse ou sur les côtes de l'Irlande; le reste regagna dans un désordre affreux les ports de l'Espagne. Philippe II reçut avec quelque constance d'âme, ou plutôt avec une résignation étudiée, la nouvelle d'un événement qui rompait le cours de ses projets d'ambition et de haine. Il s'agenouilla et rendit grâce à la Providence de ce qu'elle n'avait pas étendu plus loin cette calamité. Un tyran qui jusque-là n'avait pardonné aucun mauvais succès, consola lui-même le duc de Médina Sidonia, et lui adressa ces paroles obligeantes: "Je vous avais chargé de combattre mes ennemis, mais non les éléments." Bientôt les prêtres de l'Espagne trouvèrent une explication pour ce terrible fléau. Le ciel, disaient-ils, avait puni la nation de trop d'indulgence pour les Maures. CHARLES LACRETELLE.

LOUIS XI ET PHILIPPE DE COMINES.*

LOUIS XI. On dit que vous avez écrit mon histoire. PHILIPPE. Il est vrai, sire, et j'ai parlé en bon domestique.

*Louis XI, prince habile et cruel, régna sur la France de 1461 à 1483.

Louis. Mais on assure que vous avez raconté bien des choses dont je me serais passé volontiers.

PHILIPPE. Cela peut être; mais en gros j'ai fait de vous un portrait fort avantageux. Voudriez-vous que j'eusse été un flatteur perpétuel, au lieu d'être un historien ?

LOUIS. Vous deviez parler de moi comme un sujet comblé des grâces de son maître.

PHILIPPE. C'est le moyen de n'être cru de personne. La reconnaissance n'est pas ce qu'on cherche dans une histoire au contraire, c'est ce qui la rend suspecte.

LOUIS. Pourquoi faut-il qu'il y ait des gens qui aient la démangeaison d'écrire ? Il faut laisser les morts en paix et ne point flétrir leur mémoire.

PHILIPPE. La vôtre était étrangement noircie : j'ai tâché d'adoucir les impressions déjà faites; j'ai relevé toutes vos bonnes qualités; je vous ai déchargé de toutes les choses odieuses: que pouvais-je faire de mieux ? Louis. Ou vous taire, ou me défendre en tout.

On

dit que vous avez représenté toutes mes grimaces, toutes mes contorsions lorsque je parlais tout seul, toutes mes intrigues avec de petites gens. On dit que vous avez parlé du crédit de mon prévôt, de mon médecin, de mon barbier, et de mon tailleur: vous avez étalé mes vieux habits. On dit que vous n'avez pas oublié mes petites dévotions, surtout à la fin de mes jours, mon empressement à ramasser des reliques, à me faire frotter depuis la tête jusqu'aux pieds de l'huile de la sainte ampoule, et à faire des pèlerinages, par où je prétendais toujours avoir été guéri. Vous avez fait mention de ma petite Notre-Dame de plomb, que je baisais, dès que je voulais faire un mauvais coup; enfin de la croix de saint Lo, par laquelle je n'osais jurer sans vouloir garder mon serment, parce que j'aurais cru mourir dans l'année, si j'y avais manqué. Tout cela est fort ridicule.

PHILIPPE. Tout cela n'est-il pas vrai ? Pouvais-je le taire ?

LOUIS. Vous pouviez n'en rien dire.

PHILIPPE. Vous pouviez n'en rien faire.

LOUIS. Mais cela était fait, et il ne fallait pas le dire.

PHILIPPE. Mais cela était fait, et je ne pouvais pas le cacher à la postérité.

LOUIS. Quoi! ne peut-on pas cacher certaines choses? PHILIPPE. Et croyez-vous qu'un roi puisse être caché après sa mort, comme vous cachiez certaines intrigues pendant votre vie? Je n'aurais rien sauvé par mon silence, et je me serais déshonoré. Contentez-vous que je pouvais dire bien pis, et être cru; et je ne l'ai pas voulu faire.

LOUIS. Quoi! l'histoire ne doit-elle pas respecter les rois ?

PHILIPPE. Les rois ne doivent-ils pas respecter l'histoire et la postérité, à la censure de laquelle ils ne peuvent échapper? Ceux qui veulent qu'on ne parle pas mal d'eux n'ont qu'une seule ressource, qui est de bien faire. FÉNÉLON.

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Notre vieux roi, caché dans ces tourelles,
Louis, dont nous parlons tout bas,
Veut essayer, au temps des fleurs nouvelles,
S'il peut sourire à nos ébats.

Quand sur nos bords on rit, on chante, on aime,
Louis se retient prisonnier.

Il craint les grands, et le peuple, et Dieu même ;
Surtout il craint son héritier.

*On sait que ce roi, retiré au Plessis-les-Tours, avec Tristan, confident et exécuteur de ses cruautés, voulait voir quelquefois les paysans danser devant les fenêtres de son château.

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