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Laharpe, ouvrage où respire la plus saine critique, et le goût le plus exquis.

L'éloge d'un écrivain est dans ses ouvrages; on pourrait dire que l'éloge de Molière est dans ceux des écrivains qui l'ont précédé et qui l'ont suivi, tant les uns et les autres sont loin de lui. Regnard, Dancourt, Dufrény, font rire, et étincellent d'esprit; le Joueur, et le Légatuire sont d'excellentes comédies; le Glorieux, la Métromanie, et le Méchant, ont des beautés d'un autre ordre; mais rien de tout cela n'est Molière : il a un trait de physionomie qu'on n'attrape point: on le retrouve jusque dans ses moindres farces, qui ont toujours un fonds de vérité et de morale. Ses comédies bien lues, pourraient suppléer à l'expérience. Il plaît autant à la lecture qu'à la représentation, ce qui n'est arrivé qu'à Racine et à lui; et même de toutes les comédies, celles de Molière sont à peu près les seules que l'on aime à relire.

LES ANIMAUX MALADES DE LA PESTE.

UN mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre,
La peste, (puisqu'il faut l'appeler par son nom),
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,*
Faisait aux animaux la guerre.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.
On n'en voyait point d'occupés

A chercher le soutien d'une mourante vie;
Nul mets n'excitait leur envie :
Ni loups, ni renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie:
Les tourterelles se fuyaient;
Plus d'amour, partant plus de joie.
Le lion tint conseil, et dit: Mes chers amis,
Je crois que le ciel a permis

Pour nos péchés cette infortune :
Que le plus coupable de nous

Se sacrifie aux traits du céleste courroux;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements.

* Fleuve des enfers. Ici, poét. pour le séjour des morts.

Ne nous flattons donc point, voyons sans indulgence

L'état de notre conscience.

Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J'ai dévoré force moutons.

Que m'avaient-ils fait ? nulle offense.
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger.

Je me dévouerai donc, s'il le faut : mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi;
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse.

Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Eh bien! manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché? Non, non: vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant, beaucoup d'honneur.

Et quant au berger, l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,

Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.

Ainsi dit le renard; et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir

Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses:
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'âne vint à son tour, et dit : J'ai souvenance
Qu'en un pré de moines passant,

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
A ces mots, on cria haro* sur le baudet.

Un loup, quelque peu clerc,† prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.

Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable!

* A hue and cry.

† A scholar.

Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait. On le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
LA FONTAINE,

"La plupart des fables de La Fontaine sont des scènes parfaites pour les caractères et le dialogue. Dans cette fable admirable des Animaux malades de la peste, quoi de plus parfait que la confession de l'âne? Comme toutes les circonstances sont faites pour atténuer sa faute qu'il semble vouloir aggraver si bonnement! En un pré de moines passant, &c. .... la largeur de ma langue.

Et ce cri qui s'élève :

Manger l'herbe d'autrui !

L'herbe d'autrui! comment tenir à ces traits-là? On en citerait mille de cette force. Mais il faut s'en rapporter au goût et à la mémoire de ceux qui aiment La Fontaine ; et qui ne l'aime pas ?" -LAHARPE.

CHARLES XII A BENDER.*

(1713.-Charles XII cerné à Bender par les Turcs, se défend héroïquement avec soixante Suédois dans une maison où il s'était barricadé avec eux.)

LES Suédois, étant enfin maîtres de la maison, refermèrent et barricadèrent encore les fenêtres. Ils ne manquaient point d'armes: une chambre basse, pleine de mousquets et de poudre, avait échappé à la recherche tumultueuse des janissaires; on s'en servit à propos: les Suédois tiraient à travers les fenêtres, presque à bout portant, sur cette multitude de Turcs dont ils tuèrent deux cents, en moins d'un demi-quart d'heure.

Le canon tirait contre la maison n; mais les pierres étant fort molles, il ne faisait que des trous et ne renversait rien.

Le kan des Tartares et le bacha, qui voulaient prendre le Roi en vie, honteux de perdre du monde et d'occuper

* Ville forte de Russie, province de Bessarabie, cédée aux Russes par les Turcs en 1812. Pop. 9,000 habitants.

une armée entière contre soixante personnes, jugèrent à propos de mettre le feu à la maison pour obliger le Roi de se rendre. Ils firent lancer sur le toit, contre les pierres et contre les fenêtres, des flèches entortillées de mèches allumées: la maison fut en flammes en un moment; le toit tout embrasé était près de fondre sur les Suédois. Le roi donna tranquillement ses ordres pour éteindre le feu: trouvant un petit baril plein de liqueur, il prend le baril lui-même, et, aidé de deux Suédois, il le jette à l'endroit où le feu était le plus violent; il se trouva que ce baril était rempli d'eau-de-vie; mais la précipitation inséparable d'un tel embarras empêcha d'y penser. L'embrasement redoubla avec plus de rage: l'appartement du Roi était consumé ; la grande salle où les Suédois se tenaient était remplie d'une fumée affreuse mêlée de tourbillons de feu qui entraient par les portes des appartements voisins; la moitié du toit était abîmée dans la maison même; l'autre tombait en dehors en éclatant dans les flammes.

Un garde, nommé Walberg, osa dans cette extrémité crier qu'il fallait se rendre: "Voilà un étrange homme, dit le Roi, qui s'imagine qu'il n'est pas plus beau d'être brûlé que d'être prisonnier." Un autre garde, nommé Rosen, s'avisa de dire que la maison de la chancellerie, qui n'était qu'à cinquante pas, avait un toit de pierres et était à l'épreuve du feu, qu'il fallait faire une sortie, gagner cette maison et s'y défendre. "Voilà un vrai Suédois," s'écria le Roi; il embrassa ce garde, et le créa colonel sur-le-champ. 66 Allons, mes amis," dit-il, prenez avec vous le plus de poudre et de plomb que vous pourrez, et gagnons la chancellerie, l'épée à la main."

66

Les Turcs, qui cependant entouraient cette maison toute embrasée, voyaient avec une admiration mêlée d'épouvante que les Suédois n'en sortaient point; mais leur étonnement fut encore plus grand lorsqu'ils virent ouvrir les portes, et le Roi et les siens fondre sur eux en désespérés. Charles et ses principaux officiers étaient armés d'épées et de pistolets: chacun tira deux coups à la fois, à l'instant que la porte s'ouvrit, et, dans le même

clin-d'œil, jetant leurs pistolets et s'armant de leurs épées, ils firent reculer les Turcs plus de cinquante pas; mais le moment d'après cette petite troupe fut entourée. Le Roi, qui était en bottes, selon sa coutume, s'embarrassa dans ses éperons et tomba. Vingt et un janissaires se précipitent aussitôt sur lui; il jette en l'air son épée pour s'épargner la douleur de la rendre. Les Turcs l'emmenèrent au quartier du bacha, les uns le tenaient sous les jambes, les autres sous les bras, comme on porte un malade que l'on craint d'incommoder.

Au moment que le Roi se vit saisi, la violence de son tempérament et la fureur où un combat si long et si terrible avait dû le mettre firent place tout à coup à la douceur et à la tranquillité; il ne lui échappa pas un mot d'impatience, pas un coup-d'œil de colère; il regardait les janissaires en souriant, et ceux-ci le portaient en criant ALLA avec une indignation mêlée de respect. Ses officiers furent pris au même temps, et dépouillés par les Turcs et par les Tartares. Ce fut le 12 février de l'an 1713 qu'arriva cet étrange événement qui eut encore des suites singulières.*-VOLTAIRE.

Observation.-Ce récit, où un grand spectacle est offert au lecteur sous les traits les plus simples, est un modèle de diction et de style qu'on ne saurait trop recommander à ceux qui veulent s'exercer dans l'art si difficile de bien écrire l'histoire.

BATAILLE DE SEMPACH. (1386.)

LEOPOLD, duc d'Autriche, suivi d'une armée formidable, d'une troupe nombreuse de chevaliers de la plus haute noblesse et de troupes auxiliaires de tous ses États, marcha depuis Bade par l'Argovie, contre Sempach, pour châtier avec une verge de fer les citoyens de cette petite ville, à cause de leur attachement aux Confédérés. Il

* De Bender, Charles XII fut transféré à Andrinople, puis à Demotica, d'où il s'enfuit à l'aide d'un déguisement. Il fut tué d'une balle dans la tête au siége de Frédéricshall, le 30 novembre 1718, † A trois lieues N.-O. de Lucerne.

T

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