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Non, ce n'est pas un enchanteur; bachelier Samson Carrasco prétend que c'est un Maure, dont je ne me rappelle pas bien le nom. Mais je vais vous chercher le bachelier. Tu me feras plaisir, Sancho, je meurs d'impatience d'être instruit de ces détails.

Sancho sortit aussitôt pour ramener avec lui le bachelier.

CHAPITRE X.

Entretien de don Quichotte, de Sancho, et du bachelier.

DON QUICHOTTE, en attendant Samson Carrasco, se promenait seul dans sa chambre, en se disant: Comment se peut-il que mes actions soient déjà écrites et imprimées, tandis que mon épée fume encore du sang de ceux que j'ai vaincus? Est-ce un ami, est-ce un ennemi, qui s'est hâté si fort de publier mes exploits ?

L'arrivée de Carrasco interrompit ces réflexions. Ce bachelier était un petit homme de vingt-quatre ans à peu près, pâle, maigre, avec des yeux vifs, le nez épaté, la bouche grande, gai, malin, rempli d'esprit, et persifleur de son métier. En entrant chez don Quichotte, il se mit à genoux devant lui: Permettez, seigneur, dit-il, que je baise vos vaillantes mains, que j'honore, en votre personne, le plus brave, le plus renommé des chevaliers errants passés et futurs. Grâces soient à jamais rendues au savant Cid Hamet Benengeli, qui s'est chargé du glorieux travail d'écrire l'histoire de votre vie, et, par bonheur pour l'Espagne, a trouvé un traducteur digne de l'ouvrage et du héros! 11 est donc vrai, répondit don Quichotte en faisant relever Carrasco, que mes aventures sont imprimées ? S'il est vrai, seigneur! Demandez le au Portugal, à Valence, à Barcelonne, où plus de douze mille exemplaires sont déjà sortis de la presse: il s'en fait dans ce moment une édition à Anvers; et j'ose vous présager que cet ouvrage sera traduit dans toutes les langues de l'Europe. Oui, je soutiens qu'avant peu l'on connaîtra partout le grand don Quichotte; on citera comme des modèles son courage dans les dangers, sa constance dans les malheurs, et sa patience extrême dans les disgrâces. Dites-moi, s'il vous plaît, monsieur le bache

lier, quelle est celle de mes actions qu'on paraît priser davantage ?-L'on n'est pas d'accord sur ce point; les uns préfèrent l'aventure des moulins à vent, que votre seigneurie prit pour des géants; les autres, celle des bénédictins.

Eh! parle-t-on des valets de ces religieux, interrompit alors Sancho?-Oui, oui, sans doute; l'auteur n'a pas oublié un seul des coups que vous avez reçus dans cette circonstance.-Voilà une faute de votre auteur, il n'était pas nécessaire d'aller parler de cela. Non, cela n'était point nécessaire, ajouta don Quichotte; il est de petits accessoires peu importants, et qui ne tiennent point au fond de l'action. Ah! ceux-là, reprit Sancho, ne laissaient pas de me tenir de près; mais c'est égal. Je suis donc, monsieur Carrasco, un des principaux personnages de cette histoire-là ?-Vous êtes le second, monsieur Sancho; et beaucoup de gens préfèrent de vous entendre parler aux récits les plus intéressants de l'ouvrage. Je le crois; ces gens ont bon goût; et l'auteur n'a pas été sot de prendre garde à la manière dont il me fait parler; car, s'il m'eût prêté quelque sottise, je vous réponds que cela ne se serait pas passé sans bruit. Je suis un vieux chrétien, moi, et je ne badine pas avec les auteurs maures: je leur conseille de marcher droit.

D'après ce que vous dites, ajouta don Quichotte, je n'ai pas une grande idée de mon historien: je gagerais que c'est quelque babillard, sans talent, sans aucun esprit, qui aura farci son livre de platitudes et de niaiseries. Vous parlez, répondit le bachelier, comme les ennemis de l'auteur; mais une réponse sans réplique, c'est le succès qu'il obtient. Les enfants, les jeunes gens, les hommes faits, les vieillards, ont tous un égal plaisir à lire l'histoire de don Quichotte on se la prête, on se la vole, on se l'arrache; elle est sur toutes les toilettes, dans toutes les antichambres. Enfin elle est si bien connue de toutes les classes de la société, qu'on ne peut voir passer un cheval maigre, sans dire aussitôt: Voilà Rossinante !

Notice sur Molière.

MOLIÈRE naquit à Paris, en 1620, et mourut en 1673.

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Quel est le premier des grands hommes qui ont illustré mon règne?" demanda un jour Louis XIV à Racine. Sire, c'est Molière," répondit l'Euripide français.

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Molière, le plus noble cœur, le plus noble esprit, le plus grand écrivain, le plus grand philosophe de la France au dix-septième siècle et du monde entier dans tous les temps; Molière, d'une vie si belle, d'une intelligence si grande, d'une bienveillance si profonde; Molière, le premier homme de lettres de la France, qui ait senti sa dignité, qui ait vécu et qui ait été riche avec son génie. Il est mort depuis cent soixante ans, et il est resté le plus jeune, le plus vivace et le plus vrai des grands écrivains de la France." -JULES JANIN.

"Molière était d'un caractère doux et de mœurs pures: on raconte de lui beaucoup de traits de bonté. Il encourageait les talents naissants. Il n'était point envieux: quelques grands hommes l'ont été. Plus on connaît Molière, plus on l'aime; plus on étudie Molière, plus on l'admire."-LAHARPE.

LE BOURGEOIS GENTILHOMME, COMÉDIE DE MOLIÈRE.

PERSONNAGES.

MONSIEUR JOURDAIN, bourgeois.

MADAME JOURDAIN.

LUCILE, fille de monsieur Jourdain.

CLÉONTE, amant de Lucile.

DORANTE, Comte.

NICOLE, servante de monsieur Jourdain.

COVIELLE, Valet de Cléonte.

UN MAITRE DE MUSIQUE.

Un élève du MAITRE DE MUSIQUE.

UN MAITRE de danse.

UN MAITRE D'ARMES.

UN MAITRE DE PHILOSOPHIE.

DEUX LAQUAIS.

(La scène est à Paris, dans la maison de M. Jourdain.)

ACTE PREMIER.

SCÈNE PREMIÈRE.

M. JOURDAIN, en robe de chambre; LE MAITRE DE MUSIQUE, LE MAITRE DE DANSE, L'ELÈVE du Maître de musique, DEUX LAQUAIS.

M. JOUR. Hé bien, messieurs, qu'est-ce? Me ferez vous voir votre petite drôlerie ?

LE MAI. DE DANSE. Comment! quelle petite drôlerie? M. Jour. Hé! là...comment appelez-vous cela? votre prologue ou dialogue de chansons et de danse?

LE MAI. DE DANSE. Ah! ah!

LE MAI. DE MUS. Vous nous y voyez préparés.

M. JOUR. Je vous ai fait un peu attendre; mais c'est que je me fais habiller aujourd'hui comme les gens de qualité, et mon tailleur m'a envoyé des bas de soie que j'ai pensé ne mettre jamais.

LE MAI. DE MUS. Nous ne sommes ici que pour attendre votre loisir.

M. JOUR. Je vous prie tous deux de ne vous point en aller qu'on ne m'ait apporté mon habit, afin que vous me puissiez voir.

Le mai. de danSE. Tout ce qu'il vous plaira.

M. JOUR. Vous me verrez équipé comme il faut, depuis les pieds jusqu'à la tête.

LE MAI. DE MUs. Nous n'en doutons point.

M. JOUR. Je me suis fait faire cette robe-ci.
LE MAI. DE DANSE. Elle est fort belle.
M. JOUR. Mon tailleur m'a dit que les gens
étaient comme cela le matin.

de qualité

LE MAI. DE MUS. Cela vous sied à merveille. M. JOUR. Laquais! holà, mes deux laquais ! PREMIER LAQUAIS. Que voulez-vous, monsieur? M. JOUR. Rien. C'est pour voir si vous m'entendez bien. (au maître de musique et au maître de danse.) Que dites-vous de mes livrées ?

LE MAI. DE DANSE. Elles sont magnifiques.
M. JOUR. Laquais !

PREMIER LAQUAIS. Monsieur.

M. JOUR. L'autre laquais.

SECOND LAQUAIS. Monsieur.

M. JOUR. (ôtant sa robe de chambre.) Tenez ma robe. (au maître de musique et au maître de danse.) Me trouvezvous bien comme cela?

LE MAI. DE DANSE. Fort bien. On ne peut pas mieux. M. JOUR. Voyons un peu votre affaire.

LE MAI. DE MUS. Je voudrais bien auparavant vous faire entendre un air (montrant son élève) qu'il vient de composer pour la sérénade que vous m'avez demandée. C'est un de mes écoliers qui a pour ces sortes de choses un talent admirable.

M. JOUR. Oui: mais il ne fallait pas faire faire cela par un écolier; et vous n'étiez pas trop bon vous-même pour cette besogne-là.

LE MAI. DE MUS. Monsieur, ces sortes d'écoliers en savent autant que les plus grands maîtres, et l'air est aussi beau qu'il s'en puisse faire. Écoutez seulement. (Il chante.)

M. JOUR. Cette chanson me semble un peu lugubre; elle endort.

LE MAI. DE MUS. Il faut, monsieur, que l'air soit accommodé aux paroles.

M. JOUR. On m'en apprit un tout-à-fait joli il y a quelque temps. Attendez...là...Comment est-ce qu'il dit? LE MAI. DE DANSE. Je ne sais.

M. JOUR. Il y a du mouton dedans.
LE MAI. DE DANSE. Du mouton ?
M. JOUR. Oui. Ah! (Il chante.)

Je croyais Jeanneton
Aussi douce que belle;
Je croyais Jeanneton
Plus douce qu'un mouton.
Hélas! hélas ! elle est cent fois,
Mille fois plus cruelle

N'est-il pas joli ?

Que n'est le tigre aux bois.

LE MAI. DE MUs. Le plus joli du monde.

LE MAI. DE DANSE. Et vous le chantez bien.
M. JOUR. C'est sans avoir appris la musique.

LE MAI. DE MUS. Vous devriez l'apprendre, monsieur,

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