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"Allons, dit-il, il faut jouer d'adresse."
De ses trois fils il fit venir l'aîné,
Qu'il connaissait tout pétri d'avarice,
Par l'intérêt bassement dominé,
Prêt à se vendre; et ce fut sur ce vice
Que Mélédin bâtit son artifice.

"Mon cher Azor, ô mon très digne fils!
(Dit le mourant) vous êtes un brave homme,
Sage, prudent, et surtout économe;
Je vous connais; aussi je vous choisis
Pour vous donner un témoignage insigne
De confiance et d'amour paternel;
J'ose penser que vous en êtes digne."
Alors, d'un ton encor plus solennel,
Du grand Mahmoun rappelant la mémoire,
De la fiole il raconta l'histoire,

Hors en un point qu'il eut soin d'altérer :
"Savez-vous bien ce que doit opérer
Cette liqueur? Mon cher fils peut m'en croire,
En un instant je deviendrai tout d'or,
Oui, d'or, mon fils, et du plus pur encor.
Imaginez qu'en conservant sa forme,
Mon corps entier n'est qu'un lingot énorme.
Vous concevez quel immense trésor
Vous aurez là, tout seul et sans partage.
Embrassez-moi; recueillez, cher Azor,
Ce grand secret, mon meilleur héritage."

Le père mort, Azor de supputer
Ce que pourrait valoir, en long, en large,
Le cher défunt; comment le transporter?
Quatre chameaux y trouveront leur charge.
Le compte fait, il eut soin promptement
D'exécuter le rare testament.

Mais à l'instant où, pour lever ses doutes,
Il eut au plus versé deux ou trois gouttes,
Il s'aperçoit, quelle surprise, ô Dieu !
Que Mélédin donne un signe de vie,
Puis, du remède ayant reçu trop peu,
Retombe...Azor s'épouvante, s'écrie,

Ne songe plus, dans son trouble indiscret,
A la fiole: elle tombe, se casse;
Tout l'élixir se répand. O disgrâce!
On n'en a point retrouvé le secret.
Ainsi le ciel de tous trois fit justice
Ainsi chacun fut puni par son vice.

Dans ce tableau j'ai peint en raccourci
Les traits hideux de beaucoup de familles ;
Chez nous du moins qu'il n'en soit pas ainsi,
O mes enfants, ô mes aimables filles !
Ce pauvre père un jour vous quittera;
En vous quittant il vous regrettera;
Mais, après lui, vous direz, je l'espère,
En consolant votre excellente mère :
Que ne peut-on racheter à prix d'or
Un bien si grand! une tête si chère !
Que n'avons-nous à donner un trésor !
Nous l'offririons pour revoir notre père.

Vous le direz; oui, je n'en doute pas :
Les bons parents n'ont point d'enfants ingrats.
ANDRIEUX.-Né en 1759; mort en 1833.

LE GRONDEUR.

M. GRICHARD, vieux médecin; LOLIVE, son valet; ARISTE, frère de Grichard.

M. GRICHARD. Bourreau, me feras-tu toujours frapper deux heures à la porte?

LOL. Monsieur, je travaillais au jardin; au premier coup de marteau j'ai couru si vite que je suis tombé en chemin.

M. GRI. Je voudrais que tu te fusses rompu le cou, double chien; que ne laisses-tu la porte ouverte ?

LOL. Eh! monsieur, vous me grondâtes hier à cause qu'elle l'était quand elle est ouverte, vous vous fâchez;

quand elle est fermée, vous vous fâchez aussi : je ne sais plus comment faire.

M. GRI. Comment faire !

AR. Mon frère, voulez-vous bien......

M. GRI. Oh! donnez-vous patience. Comment faire, coquin !

AR. Eh! mon frère, laissez là ce valet, et souffrez que je vous parle de......

M. GRI. Monsieur mon frère, quand vous grondez vos valets, on vous les laisse gronder en repos.

AR. (à part.) Il faut lui laisser passer sa fougue.
M. GRI. Comment faire, infâme !

LOL. Oh ça, monsieur, quand vous serez sorti, voulezvous que je laisse la porte ouverte ?

M. GRI. Non.

LOL. Voulez-vous que je la tienne fermée ?
M. GRI. Non.

LOL. Monsieur....

M. GRI. Encore ? tu raisonneras, ivrogne?

AR. Il me semble après tout, mon frère, qu'il ne raisonne pas mal; et l'on doit être bien aise d'avoir un valet raisonnable.

M. GRI. Et il me semble à moi, monsieur mon frère, que vous raisonnez fort mal. Oui, l'on doit être bien aise d'avoir un valet raisonnable, mais non pas un valet raisonneur.

LOL. Morbleu! j'enrage d'avoir raison.

M. GRI. Te tairas-tu?

LOL. Monsieur, il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée choisissez; comment la voulez-vous ?

M. GRI. Je te l'ai dit mille fois, coquin. Je la veux ......je...... Mais voyez ce maraud-là, est-ce à un valet à me venir faire des questions? Si je te prends, traître, je te montrerai bien comment je la veux. Vous riez, je pense, monsieur le jurisconsulte ?

AR. Moi? point. Je sais que les valets ne font jamais les choses comme on leur dit.

M. GRI. Vous m'avez pourtant donné ce coquin-là. AR. Je croyais bien faire.

M. GRI. Oh! je croyais. Sachez, monsieur le rieur,

que je croyais n'est pas le langage d'un homme bien

sensé.

AR. Eh! laissons cela, mon frère, et permettez que je vous parle d'une affaire plus importante.....

M. GRI. Non, je veux auparavant vous faire voir à vous-même comment je suis servi par ce pendard-là, afin que vous ne veniez pas après me dire que je me fâche sans sujet. Vous allez voir, vous allez voir. As-tu balayé l'escalier?

LOL. Oui, monsieur, depuis le haut jusqu'en bas.
M. GRI. Et la cour?

LOL. Si vous y trouvez une ordure comme cela, je veux perdre mes gages.

M. GRI. Tu n'as pas fait boire la mule ?

LOL. Ah! monsieur, demandez-le aux voisins qui m'ont vu passer.

M. GRI. Lui as-tu donné l'avoine ?

LOL. Oui, monsieur, Guillaume y était présent.

M. GRI. Mais tu n'as point porté ces bouteilles de quinquina où je t'ai dit?

LOL. Pardonnez-moi, monsieur, et j'ai rapporté les vides.

M. GRI. Et mes lettres, les as-tu portées à la poste? Hem......

LOL. Peste, monsieur, je n'ai eu garde d'y manquer. M. GRI. Je t'ai défendu cent fois de racler ton maudit violon; cependant j'ai entendu ce matin......

LOL. Ce matin ? ne vous souvient-il pas que vous me le mîtes hier en mille pièces ?

M. GRI. Je gagerais que ces deux voies de bois sont

encore......

LOL. Elles sont logées, monsieur. Vraiment depuis cela j'ai aidé à Guillaume à mettre dans le grenier une charretée de foin; j'ai arrosé tous les arbres du jardin, j'ai nettoyé les allées, j'ai bêché trois planches, et j'achevais l'autre quand vous avez frappé.

M. GRI. Oh! il faut que je chasse ce coquin-là: jamais valet ne m'a fait enrager comme celui-ci : il me ferait mourir de chagrin. Hors d'ici!

AR. (le plaignant.) Retire-toi.

BRUEYS ET PALAPRAT.

N

UNE AVENTURE EN CALABRE.

UN jour je voyageais en Calabre, c'est un pays de méchantes gens, qui, je crois, n'aiment personne, et en veulent surtout aux Français; de vous dire pourquoi, cela serait long; suffit qu'ils nous haïssent à mort, et qu'on passe fort mal son temps lorsqu'on tombe entre leurs mains. J'avais pour compagnon un jeune homme d'une figure......comme ce monsieur que nous vimes à Rincy; vous en souvenez-vous? et mieux encore peutêtre, je ne dis pas cela pour vous intéresser, mais parce que c'est la vérité. Dans ces montagnes les chemins sont des précipices, nos chevaux marchaient avec beaucoup de peine; mon camarade allant devant, un sentier qui lui parut plus praticable et plus court nous égara. Ce fut ma faute; devais-je me fier à une tête de vingt ans ? Nous cherchâmes, tant qu'il fit jour, notre chemin à travers ces bois; mais plus nous cherchions, plus nous nous perdions, et il était nuit noire quand nous arrivâmes près d'une maison fort noire; nous y entrâmes, non sans soupçon, mais comment faire? Là nous trouvions toute une famille de charbonniers à table, où du premier mot on nous invita; mon jeune homme ne se fit pas prier: nous voilà mangeant et buvant, lui du moins, car pour moi j'examinais le lieu et la mine de nos hôtes. Nos hôtes avaient bien la mine de charbonniers; mais la maison, vous l'eussiez prise pour un arsenal; ce n'étaient que fusils, pistolets, sabres, couteaux, coutelas. Tout me déplut, et je vis bien que je déplaisais aussi; mon camarade, au contraire: il était de la famille, il riait, il causait avec eux; et par une imprudence que j'aurais du prévoir (mais quoi! s'il était écrit......), il dit d'abord d'où nous venions, où nous allions, que nous étions Français; imaginez un peu ! chez nos plus mortels ennemis, seuls, égarés, si loin de tout secours humain! et puis, pour ne rien omettre de ce qui pouvait nous perdre, il fit le riche, promit à ces gens pour la dépense, et pour nos guides le lendemain, ce qu'ils voulurent. Enfin, il parla de sa

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