Page images
PDF
EPUB

La mer grossissait toujours, et le tangage qui succéda au roulis porta bientôt au dernier degré les angoisses d'un mal dont j'étais le seul passager qui ne fût pas atteint. Vieux loup de mer, je me ressouvenais de mon ancien état, et j'allais de l'un à l'autre porter des consolations et des secours aux plus malades. Les deux jolies petitesfilles de milady étaient principalement l'objet de mes

attentions.

Quant à M. Vermenil, il y avait quelque chose de si extravagant dans ses plaintes, de si ridicule dans ses contorsions, qu'il arrachait le rire même à ses compagnons de souffrance. "Ah!" s'écriait-il, en se tenant la tête avec les deux mains, "il faut que je sois un grand coquin, un grand misérable, quand je pouvais rester tranquille chez moi au milieu de toutes les douceurs, de toutes les jouissances de la vie, de venir m'enfermer dans cette bière flottante pour y souffrir toutes les tortures !... Aie! aïe! je suffoque"-" And me too," disait le marchand anglais, "I wish I was at home."- "Taisez-vous avec votre baragouin," reprit M. Vermenil en colère: "il s'agit bien de plaisanterie."-"Je ne plaisantais pas (continua l'Anglais) j'avais le droit de me plaindre comme vous."-"Eh bien! plaignez-vous poliment," reprit l'autre...Je ne sais jusqu'où une querelle commencée aussi raisonnablement eût été portée sans l'accident qui vint y mettre fin. Une grosse lame qui nous prit de travers renversa le banc où siégeaient les deux interlocuteurs, qui se crurent engloutis tout vifs. L'effroi fut général; mais telle est la douloureuse apathie où vous plonge le mal de mer porté au plus haut degré qne personne ne songea à se relever; le marchand anglais tombe sur le gentleman, et le bourgeois de Paris sur la marchande de modes. Ce ne fut qu'en changeant de position, lorsque le fort de la crise fut passé, que M. Vermenil s'aperçut du tête-à-tête où il s'était trouvé.

Au milieu de toutes ces scènes pénibles et grotesques, nous descendîmes à Douvres, où les douaniers ne nous permirent pas même d'emporter un sac de nuit. Nous fûmes reçus au milieu des huées d'une troupe de femmes et d'enfants qui s'étaient rassemblés sur le port pour nous

voir descendre, et qui s'attachèrent particulièrement à notre badaud voyageur, lequel répondait aux insultes qu'on faisait retentir à ses oreilles par le mot Angliche canaille.

Je ne manquai pas, le lendemain, de me rendre à la douane avec mon premier compagnon de route, pour être témoin de la scène que je prévoyais.

Je ne me souviens pas d'avoir vu de ma vie un homme dans un accès de colère plus burlesque que celui dont M. Vermenil fut pris en voyant retourner tous ses coffres, éparpiller, étaler toute sa garde-robe. Ce fut bien pis quand on lui signifia que tous ceux de ses effets qui n'avaient pas encore été portés devaient payer un droit au moins égal à leur valeur intrinsèque, et que son argenterie ne pouvait lui être rendue qu'en morceaux. Il eut beau tempêter, maudire les douaniers anglais, une partie de ses effets fut saisie, l'argenterie fut brisée, et on le laissa maître, après avoir payé un droit exhorbitant pour le reste, de partir pour se rendre à Londres.

"Que je sois pendu," s'écria-t-il, "si je fais un pas de plus dans cette île infâme! je repars à l'instant même pour la France, et Dieu me préserve de jamais sortir de chez moi !"

Il fit en effet reporter son bagage, diminué de moitié, sur un paquebot prêt à mettre à la voile pour Calais; et quelque chose que je pusse lui dire, je n'obtins pas même qu'il retardât son voyage de vingt-quatre heures pour repartir le lendemain avec lui.

DE JOUY.-Né en 1769.

LE SAVETIER ET LE FINANCIER.
UN savetier chantait du matin jusqu'au soir :
C'était merveille de le voir,

*

Merveille de l'ouïr; il faisait des passages,*
Plus content qu'aucun des sept sages.

Son voisin, au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantait peu, dormait moins encor:

Des fredons, des roulements de voix.

C'était un homme de finance.

Si, sur le point du jour, par fois il sommeillait,
Le savetier alors en chantant l'éveillait :
Et le financier se plaignait
Que les soins de la Providence
N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.

En son hôtel il fait venir

Le chanteur, et lui dit: Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an? Par an! ma foi, monsieur,
Dit, avec un ton de rieur,

Le gaillard savetier, ce n'est point ma manière
De compter de la sorte; et je n'entasse guère
Un jour sur l'autre: il suffit qu'à la fin
J'attrape le bout de l'année :

Chaque jour amène son pain.

Eh bien! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
Tantôt plus, tantôt moins: le mal est que toujours,
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes,)
Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours
Qu'il faut chômer; on nous ruine en fêtes :
L'une fait tort à l'autre ; et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône.
Le financier, riant de sa naïveté,

Lui dit: Je veux vous mettre aujourd'hui sur le trône.
Prenez ces cent écus: gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin.

Le savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avait, depuis plus de cent ans,
Produit pour l'usage des gens.

Il retourne chez lui: dans sa cave il enserre
L'argent, et sa joie à la fois.

Plus de chant: il perdit la voix

Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis;

Il eut hôtes les soucis,

pour

Les soupçons, les alarmes vaines.

Tout le jour il avait l'œil au guet: et la nuit,

Si quelque chat faisait du bruit,

Le chat prenait l'argent. A la fin, le pauvre homme

M

S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus :
Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme;
Et reprenez vos cent écus.

LA FONTAINE,

HISTOIRE DU BRAVE MOUSTACHE.

PAR COLLIN DE PLANCY.

Je déclare, avant d'entrer en matière, que les détails qu'on va lire ont été confirmés par des témoignages nombreux et respectables.

Moustache était Normand. Il naquit à Falaise en 1799, de parents établis depuis longtemps dans cette ville. Il eut toute sa vie des idées républicaines; car il ne s'attacha jamais à aucun maître, et ne servit que sa patrie. On l'avait mené à Caen, à l'âge de six mois. Il s'y égara et fit rencontre d'une compagnie de grenadiers qui partaient pour l'Italie. La joie bruyante, l'humeur toujours enjouée de ces enfants de l'honneur, séduisirent Moustache. Il se donna, de la queue et des oreilles, toutes les grâces qu'il put imaginer, et demanda en quelque sorte à être admis dans la troupe, qu'il semblait promettre de servir et de ne point embarrasser. Moustache était sale, passablement laid; mais il avait la mine tellement spirituelle, et le regard si intelligent, qu'on ne balança pas à le recevoir: "Il n'y a pas d'autre chien dans le régiment," dit un jeune tambour; "il y pourra vivre sans peine."

Moustache avait de l'adresse et quelques petits talents. On lui avait appris à rapporter les objets éloignés et à se tenir debout. Ses nouveaux compagnons le formèrent à faire sentinelle, à porter le fusil, et à marcher au pas. Il vivait comme les autres à la gamelle; et recevait de tous côtés sa pitance. Son instinct lui avait fait sentir qu'il fallait avoir les bonnes grâces du soldat qui était de cuisine. C'était l'homme de la compagnie pour lequel il avait le plus de complaisance; aussi il s'en trouvait bien.

Cependant on passa en Italie. Moustache franchit le

Saint-Bernard, aussi gai dans la fatigue que dans les jeux, aussi âpre à marcher en avant qu'à courir au dîner.

On se trouva bientôt à peu de distance de l'ennemi. Moustache s'était habitué au bruit du tambour et des armes. Il sentait, sans la comprendre, une vive ardeur pour les combats. Mais il n'avait point encore trouvé de guerriers de son espèce, contre qui il pût déployer sa valeur.

Il n'en rendit pas moins à l'armée française un service digne de toute notre reconnaissance. Le régiment qu'il avait suivi était campé au-dessous d'Alexandrie. Un détachement d'Autrichiens, caché dans la vallée de Belbo, et que l'on croyait plus éloigné, s'avança de nuit pour surprendre les grenadiers qui avaient adopté Moustache; et peut-être, sans ce chien vigilant, eût-il réussi dans son projet. Mais le fidèle Moustache faisait alors sa ronde autour du camp, le nez au vent et l'oreille en l'air. Il crut entendre les pas des voleurs : il sentit l'odeur des corps autrichiens, à laquelle il n'était point accoutumé. Il courut alors, en poussant des cris d'alarme, avertir ses amis; les sentinelles avancées s'aperçurent qu'elles avaient l'ennemi sur les reins; le camp s'éveilla; tout le monde fut debout en un instant; et l'ennemi, se voyant surpris, se hâta de battre en retraite.

Quand le jour fut venu, on déciara que Moustache avait bien mérité de la patrie. Les Grecs lui eussent élevé une statue; les Romains l'eussent porté en triomphe, comme les oies du Capitole. Les Français montrèrent plus de bon sens. Le brave Moustache n'aurait pas fait un pas pour se voir moulé en plâtre. Il aimait beaucoup mieux marcher sur ses pieds, que souffrir qu'on le portât triomphalement au bout de quatre grandes perches. On pensa qu'on satisferait toute son ambition, en lui assurant une existence honorable; le colonel le fit inscrire sur le cadre du régiment. Ón ordonna que Moustache recevrait tous les jours la portion de grenadier; et Moustache fut le plus heureux des chiens.

On le tondit; on lui mit au cou un collier qui portait le nom de son régiment; et le perruquier de la troupe

« PreviousContinue »