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Mais un pressentiment secret
Lui conseillait de n'en rien faire,
L'assurait qu'il trouverait mieux.
Errant ainsi de lieux en lieux,
Embarrassé de son message,
Enfin, après un long voyage,

Notre homme et le coffret arrivent un matin
Dans la ville de Constantin..

Il trouve tout le peuple en joie :

:༣

Que s'est-il donc passé ? Rien, lui dit un iman;
C'est notre grand-visir que le sultan envoie,
Au moyen d'un lacet de soie,
Porter au prophète un firman.

Le peuple rit toujours de ces sortes d'affaires;
Et, comme ce sont des misères,

Notre empereur souvent lui donne ce plaisir.

-Souvent ?-Oui.-C'est fort bien. Votre nouveau visir Est-il nommé ?-Sans doute, et le voilà qui passe.

Le dervis à ces mots court, traverse la place,

Arrive, et reconnaît le pacha son ami.

Bon! te voilà, dit celui-ci :

Et le coffret ?-Seigneur, j'ai parcouru l'Asie :
J'ai vu des fous parfaits, mais sans oser choisir.
Aujourd'hui ma course est finie;
Daignez l'accepter, grand-visir.

FLORIAN.

L'AVOCAT PATELIN.

(La scène est dans un village près de Paris.)
M. PATELIN, seul.

Cela est résolu: il faut aujourd'hui même, quoique je n'aie pas le sou, que je me donne un habit neuf.... A me voir ainsi habillé, qui est-ce qui me prendrait pour un avocat? Ne dirait-on pas plutôt que je fusse un magister de ce bourg? Depuis quinze jours que j'ai quitté le village où je demeurais, pour venir m'établir en ce lieu-ci, croyant y faire mieux mes affaires...elles vont de mal en pis. J'ai de ce côté-là pour voisin, mon compère le juge du lieu...pas un pauvre petit procès.

De cet autre côté un riche marchand drapier...pas de quoi m'acheter un méchant habit!...ah! pauvre Patelin, pauvre Patelin! comment feras-tu pour contenter ta femme qui veut absolument que tu maries ta fille! Qui voudra d'elle, en te voyant ainsi déguenillé? Il faut bien, par force, avoir recours à l'industrie... Oui, tâchons adroitement à nous procurer, à crédit, un bon habit de drap, dans la boutique de M. Guillaume notre voisin. Si je puis une fois me donner l'extérieur d'un homme riche, tel qui refuse ma fille....

SCÈNE SUIVANTE.

M. PATELIN, M. GUILLAUME.

M. P. (à part.) Bon! le voilà seul approchons. M. G. (à part, feuilletant son livre.) Compte du troupeau ..six cents bêtes...

M. P. (à part, lorgnant le drap.) Voilà une pièce de drap qui ferait bien mon affaire-(à M. Guillaume.) Serviteur, monsieur.

M. G. (sans le regarder.) Est-ce le sergent que j'ai envoyé querir? qu'il attende.

M. P. Non, monsieur, je suis...

M. G. (l'interrompant en le regardant.) Une robe... Le procureur donc ?... Serviteur.

M. P. Non, monsieur, j'ai l'honneur d'être avocat. M. G. Je n'ai pas besoin d'avocat je suis votre serviteur.

M. P. Mon nom, monsieur, ne vous est sans doute pas inconnu. Je suis Patelin, l'avocat.

M. G. Je ne vous connais point, monsieur.

M. P. (à part.) Il faut se faire connaître. (à M. G.) J'ai trouvé, monsieur, dans les mémoires de feu mon père, une dette qui n'a pas été payée, et...

M. G. Ce ne sont pas mes affaires; je ne dois rien. M. P. Non, monsieur: c'est au contraire feu mon père qui devait au vôtre trois cents écus, et comme je suis homme d'honneur je viens vous payer.

M. G. Me payer? Attendez, monsieur, s'il vous plaît ...je me remets un peu votre nom. Oui, je connais depuis longtemps votre famille. Vous demeuriez au village

L

ici près; nous nous sommes connus autrefois. Je vous demande excuse; je suis votre très humble et très obéissant serviteur. (lui offrant sa chaise.) Asseyez-vous là, s'il vous plaît, asseyez-vous là.

M. P. Monsieur !

M. G. Monsieur !

M. P. (s'asseyant.) Si tous ceux qui me doivent étaient aussi exacts que moi à payer leurs dettes, je serais beaucoup plus riche que je ne suis; mais je ne sais point retenir le bien d'autrui.

M. G. C'est pourtant ce qu'aujourd'hui beaucoup de gens savent fort bien faire.

M. P. Je tiens que la première qualité d'un honnête homme est de bien payer ses dettes, et je viens savoir quand vous serez en commodité de recevoir vos trois cents écus.

M. G. Tout à l'heure.

M. P. J'ai chez moi votre argent tout prêt, et bien compté; mais il faut vous donner le temps de faire dresser une quittance par-devant notaire. Ce sont des charges d'une succession qui regarde ma fille Henriette, et j'en dois rendre un compte en forme.

M. G. Cela est juste. Eh bien, demain matin à cinq heures.

M. P. A cinq heures, soit. J'ai peut-être mal pris mon temps, monsieur Guillaume? je crains de vous détourner.

M. G. Point du tout: je ne suis que trop de loisir ; on ne vend rien.

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M. P. Vous faites pourtant plus d'affaires, vous seul, que tous les négociants de ce lieu.

M. G. C'est que je travaille beaucoup.

M. P. C'est que vous êtes, ma foi, le plus habile homme de tout ce pays.-(examinant la pièce de drap.) Voilà un assez beau drap.

M. G. Fort beau.

M. P. Vous faites votre commerce avec une intelligence...

M. G. Oh, monsieur !

M. P. Avec une habileté merveilleuse !

M. G. Oh, oh, monsieur!

M. P. Des manières nobles et franches qui gagnent le cœur de tout le monde.

M. G. Oh! point, monsieur !

M. P. Parbleu! la couleur de ce drap fait plaisir à la vue.

M. G. Je le crois, c'est couleur de marron.

M. P. De marron? Que cela est beau! Gage, M. Guillaume, que vous avez imaginé cette couleur-là ? M. G. Oui, oui, avec mon teinturier.

M. P. Je l'ai toujours dit, il y a plus d'esprit dans cette tête-là que dans toutes celles du village.

M. G. Ah! ah! ah!

M. P. (tatant le drap.) Cette laine me paraît assez bien conditionnée.

M. G. C'est pure laine d'Angleterre.

M. P. Je l'ai cru...A propos d'Angleterre, il me semble, M. Guillaume, que nous avons autrefois été à l'école ensemble ?

M. G. Chez monsieur Nicodème ?

M. P. Justement. Vous étiez beau comme l'Amour.
M. G. Je l'ai ouï dire à ma mère.

M. P. Et vous appreniez tout ce qu'on voulait.
M. G. A dix-huit ans, je savais lire et écrire.

M. P. Quel dommage que vous ne vous soyez pas appliqué aux grandes choses! Savez-vous bien, M. Guillaume, que vous auriez gouverné un État ?

M. G. Comme un autre.

M. P. Tenez, j'avais justement dans l'esprit une couleur de drap comme celle-là. Il me souvient que ma femme veut que je me fasse faire un habit. Je songe que demain matin à cinq heures, en apportant vos trois cents écus, je prendrai peut-être de ce drap.

M. G. Je vous le garderai.

M. P. (à part.) Le garderai......ce n'est pas là mon compte. (à M. G.) Pour racheter une rente, j'avais mis à part ce matin douze cents livres, où je ne voulais pas toucher; mais je vois bien, M. Guillaume, que vous en aurez une partie.

M. G. Ne laissez pas de racheter votre rente; vous aurez toujours de mon drap.

M. P. Je le sais bien; mais je n'aime point à prendre à crédit......Que je prends de plaisir à vous voir frais et gaillard! Quel air de santé et de longue vie!

M. G. Je me porte bien.

M. P. Combien croyez-vous qu'il me faudra de ce drap, afin qu'avec vos trois cents écus, j'apporte aussi de quoi le payer?

M. G. Il vous en faudra...... Vous voulez sans doute l'habit complet?*

M. P. Oui, très complet, justaucorps, culotte, et veste, doublés de même, et le tout bien long et bien large.

M. G. Pour tout cela, il vous en faudra......oui...... six aunes. Voulez-vous que je les coupe en attendant?

M. P. En attendant......non, monsieur, non, l'argent à la main, s'il vous plaît, l'argent à la main : c'est ma méthode.

M. G. Elle est fort bonne. (à part.) Voici un homme très exact.

M. P. Vous souvient-il, M. Guillaume, d'un jour que nous soupâmes ensemble à l'écu de France ?

M. G. Le jour qu'on fit la fête du village?

M. P. Justement. Nous raisonnâmes à la fin du repas sur les affaires du temps, et je vous ouïs dire de belles

choses.

M. G. Vous vous en souvenez ?

M. P. Si je m'en souviens! Vous prédîtes dès-lors tout ce que nous avons vu depuis dans Nostradamus. M. G. Je vois les choses de loin.

M. P. Combien, M. Guillaume, me ferez-vous payer l'aune de ce drap ?

M. G. (regardant la marque.) Voyons....un autre en paierait, ma foi! six écus; mais allons......je vous le laisserai à cinq écus.

M. P. (à part.) Le Juif!-(à M. G.) Cela est trop honnête! six fois cinq écus, ce sera justement...... M. G. Trente écus.

* Un habit complet, a complete suit of clothes.

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