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passant le seuil de sa maison, car je ne me sens pas très solide.» Puis, de jour en jour, on le voit dépérir Ses amis, qui s'étaient faits les médecins de sa folie, s'effraient de voir à quel point leur remède a été funeste; ils essaient de le rejeter dans ses rêveries d'autrefois. Mais il secoue tristement la tête: « Ne plaisantons plus, seigneurs, dans les nids de l'an dernier il n'y a pas d'oiseaux, cette année. » Il sait bien qu'on ne recommence pas un si beau songe. Il meurt d'avoir retrouvé sa raison.

Des commentateurs trop ingénieux ont voulu chercher dans le Don Quicholle des intentions mystérieuses et des sens cachés. Cervantès leur a répondu d'avance: <«< Mon histoire, demande le bon Chevalier, aura-t-elle besoin de commentaire pour être comprise?». «Oh! pour cela, non, répond le bachelier Carrasco, elle est si claire qu'aucune difficulté n'y embarrasse 1.» Rien de moins énigmatique en effet que cette œuvre; elle est ouverte à tous : « Les enfants la feuillettent, les jeunes gens la lisent, les hommes la comprennent et les vieillards la vantent 2»; elle est si large, si compréhensive que chacun, depuis qu'elle a paru, a pu y retrouver quelque chose de soi.

Les Espagnols du XVIIe siècle y ont reconnu, mieux encore que dans leurs romans picaresques, des images de leur vie familière, leurs usages, leurs mœurs, leurs préjugés. Ils y ont vu s'exprimer fortement, en face l'un de l'autre, les deux génies de leur race, le bon sens positif et l'idéalisme enflammé. Ils y ont entendu deux voix, l'une qui dit : « Bien des gens vont quérir de la laine, qui rentrent tondus: ne vaut-il pas mieux rester tran

1. IIe partie, ch. III.

2. Ibid.

quillement à la maison que d'aller chercher par le monde de meilleur pain que le pain de froment? » — l'autre disant: «N'est-il pas plus beau de tenter l'impossible, même si l'on doit se dépenser sans profit dans la généreuse entreprise et en revenir « moulu de coups, sec et jaune et les yeux enfoncés jusqu'au fin fond de la cervelle 1?» Eux aussi n'avaient-ils pas à choisir, tous les jours, entre ces conseils de la sagesse et ces appels de l'héroïque folie? Ne pouvaient-ils pas apercevoir quelque ressemblance entre les rêveries de don Quichotte et cette chimère de domination universelle que même alors ils s'acharnaient à poursuivre contre toute raison?

Il s'est rencontré, par un bonheur bien rare, que ce livre, qui tient de si près à son époque et à son pays, est en même temps très largement humain. Bien au delà des frontières espagnoles, toutes les générations et dans chaque génération tous les âges ont trouvé des motifs de s'y attacher. C'est qu'aucun peut-être n'a apporté une interprétation plus vraie et plus complète de la vie.

A côté de la variété amusante des aventures, de l'esprit si naturel répandu dans les dialogues, de la cordiale sympathie qui crée entre le lecteur et les personnages comme une atmosphère d'intimité, il y a, d'un bout à l'autre du Don Quichotte, un épanchement continu de sagesse, un commentaire perpétuel de la nature et des actions humaines. C'est quelquefois Sancho qui fait les remarques : « Frère Sancho, lui dit le bachelier, vous venez de nous haranguer comme un recteur en chaire. » Le plus souvent, c'est Don Quichotte. Il parle

1. IIe partie, ch. vii.

des occupations les plus nobles : les armes et les lettres, de l'amour, du mariage, du bonheur des hommes qui passe « comme l'ombre et comme le songe», de la justice, de la bonté, des devoirs des grands de ce monde envers leurs frères inférieurs, et de tout cela avec une justesse et une mesure qui émerveillent tous ceux qui l'écoutent et qui font dire à Sancho: «Je m'imaginais en mon âme qu'il n'était ferré que sur ses chevaliers; mais il n'y a pas une chose où il ne puisse piquer sa fourchette 1.»

Il y a là plus qu'une interprétation de la vie, il y a la vie elle-même, présentée sous ses deux aspects la réalité et le rêve. Tous les deux ne sont-ils pas également les formes essentielles de toute existence ? L'idéal qu'on entrevoit et qu'on poursuit, l'espoir généreux qui soulève, ne peuventils pas être, autant que les mobiles intéressés, des principes d'énergie? Ne constituent-ils pas une sorte d'activité supérieure qui à son reflet même dans les actions communes et qui est toute la noblesse de l'être humain?

C'est cela que Don Quichotte représente et qui ne s'avilit pas en sa personne, puisque, honni et berné, il reste moralement intact. Intellectuellement même, il n'est que partiellement atteint : son hallucination admise, personne ne raisonne mieux que lui; le chanoine admire, «en tout ce qu'il dit et répond, une intelligence parfaite ». Ce visionnaire, qui n'a «l'esprit tourné» que sur le chapitre de la chevalerie, est-il autant qu'on l'a dit en dehors de l'humanité? N'est-ce pas le fait de bien des gens de perdre la notion du possible

1. IIe partie, ch. XXII.

lorsque entre en jeu leur passion maîtresse? Sancho lui-même, le solide Sancho, qui est comme la personnification du bon sens, ne délire-til pas, à son tour, dès qu'il est question de la fameuse île qu'on lui a promise et qu'il attend? Ne faut-il pas alors, et c'est là un trait d'une observation aussi juste qu'amusante, que ce soit Don Quichotte, très clairvoyant sur la folie des autres, qui s'emploie à lui redresser les idées? N'est-il pas vrai encore que, pour qui est arrivé à un certain degré d'exaltation, «il n'y a plus, comme on l'a dit, de positif 'que l'idéal »? Est-ce seulement dans l'histoire du Chevalier de la Triste Figure qu'on peut constater une disproportion ridicule entre ce qu'on réalise et ce qu'on avait souhaité?

La philosophie qu'on peut dégager de ce roman n'est-elle pas enfin très humaine? Tant qu'il peut s'envelopper du réseau doré de son illusion, Don Quichotte est heureux de poursuivre un rêve qui toujours lui échappe. Devenu gouverneur de son île, Sancho Panza se dégoûte aussitôt d'un plaisir tant convoité. Ne serait-ce pas que le bonheur est dans l'imagination et dans l'espérance et que la chimère n'est belle qu'aperçue de très loin, volant très haut, en plein ciel?

Cervantes a beaucoup détruit : il a ruiné dans son pays et déconsidéré ailleurs le romanesque extravagant des récits chevaleresques: après le Don Quicholle on n'en a plus écrit en Espagne et on n'en a réimprimé qu'un seul.

Non seulement il a servi la cause du réalisme par sa critique joyeuse et véhémente, uniquement fondée sur le bon sens, mais il en a nettement, et à plusieurs reprises, formulé la théorie: «Le mensonge, fait-il dire au chanoine, le mensonge est

d'autant meilleur qu'il semble moins mensonger, et il plaît d'autant plus qu'il s'approche davantage du vraisemblable et du possible 1.» «Les inventions, fait-il dire à Don Quichotte lui-même, sont d'autant plus agréables qu'elles sont plus voisines de la vérité ou de sa ressemblance 2. » Il a surtout donné de ce réalisme un magnifique modèle, puisqu'il a fait tenir dans sa « grave, douce, pompeuse, humble et ingénieuse histoire >> toute la vie humaine, avec toutes les façons de la comprendre, depuis la généreuse illusion, mère de l'enthousiasme et du sacrifice, jusqu'à la sagesse vulgaire qui s'en défie et jusqu'à la sottise qui en rit.

1. Ire partie, ch. XLVII. 2. IIe partie, ch. LXII.

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