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a fait bien des remarques sur la société et sur les individus. Il a souvent constaté que tout ne va pas pour le mieux sur cette terre sa conscience de chien s'est plus d'une fois révoltée devant l'injustice et la méchanceté des hommes. Les choses cependant pourraient aller plus mal encore en fin de compte, l'effort de la vertu et de l'intelligence n'est jamais tout à fait perdu; «nues ou vêtues, seules ou accompagnées », elles gardent leur prix.

On voit que Berganza, comme n'importe quel héros picaresque, ajoute à sa confession ses observations sur le train du monde et même un grain de philosophie.

En choisissant une histoire de bête pour encadrer des tableaux de la vie humaine, Cervantès n'a fait que reprendre la célèbre fiction d'Apulée : la scène de sorcellerie qui termine la nouvelle nous confirme dans l'idée qu'il a pensé à l'Ane d'or. L'imitation, d'ailleurs, a été signalée depuis longtemps et en particulier par Huet dans son Traité de l'origine des romans. Il est intéressant de voir le récit picaresque revenir ainsi à sa première forme.

On peut arrêter ici cette revue rapide. Aucune des œuvres dont il vient d'être question n'a eu isolément une action décisive sur notre littérature. C'est dans leur ensemble qu'elles ont agi et par leur courant continu. Ce qui importe donc, si on veut en déterminer l'influence, c'est d'en considérer les caractères les plus généraux.

CHAPITRE III

CARACTÈRES GÉNÉRAUX DU ROMAN PICARESQUE.

Parmi les traits communs aux romans picaresques, celui qui attire d'abord l'attention, c'est que la composition en est élémentaire et dispersée. Les incidents y sont peu liés ; ils se succèdent le plus souvent sans gradation. Le conteur interrompt son récit quand il lui plaît ; il le reprend lorsque l'idéc lui en vient et qu'il en trouve le temps; maintes fois il annonce une suite, qui ne vient pas. Ni Lazarille, ni le Buscon, ni la Narquoise Justine n'ont de conclusion.

Une autre particularité de ces romans, c'est qu'ils ne s'arrêtent pas uniquement aux périodes critiques, aux faits décisifs des existences qu'ils évoquent. Ils ne les isolent pas des menus événements, des actions insignifiantes qui en sont dans la réalité l'accompagnement nécessaire, qui tiennent tant de place dans n'importe quelle vie humaine. Ainsi, quand les picaros voyagent, ce qui n'est pas rare, nous savons quels sont leurs compagnons de route : muletiers, artisans, soldats, frères quêteurs ; quelles rencontres ils font: gentilshommes en bel équipage,

dames en carrosse ou en litière, étudiants à la soutane poussiéreuse, barbiers portant leur guitare en sautoir. Nous les suivons dans les auberges; nous n'ignorons pas les menus de leurs repas, que l'hôtelier, bon observateur, approprie à leur mine et à leur habit. Les repas ont ici beaucoup d'importance, et il-est naturel qu'ils en aient pour des gens qui ne sont guère blasés sur les plaisirs de la table et se disent, lorsqu'ils dînent, qu'ils mangent pour la veille et pour le lendemain. La question du logement n'est pas non plus négligée, et l'on est renseigné sur la qualité des gîtes, sur les camarades de lit qu'il a fallu subir, sur la propreté des draps et des couvertures. Pour les vêtements, pour le mobilier, les descriptions ne sont pas moins précises. Le détail accessoire de la vie encadre ainsi les grandes aventures et crée, en quelque sorte, une atmosphère de vérité.

Ce qui favorise encore l'illusion, c'est le soin avec lequel l'action est localisée. Dans Lazarille, dans Guzman d'Alfarache, dans l'Illustre Servanle, dans la Fille de la Célestine, on parle de Tolède, de sa cathédrale, du marché du Zocodover, du Jardin du Roi, des petits chemins allant vers le Tage, où passent sans cesse les ânes des porteurs d'eau. La cité la plus vantée, c'est Séville, l'opulente Séville, << dépositaire de toutes les richesses de l'Occident 1», << la commune patrie, la mère des orphelins et l'abri des pécheurs », la ville où la claire lumière et l'air léger effacent les soucis, font voler plus vite les heures. On marque la différence des quartiers. Dans Madrid, don Pablo ne se risque d'abord qu'aux alentours de la porte de Guadalajara :

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1. La Fouine de Séville, ch. vII.

2. Guzman d'Alfarache, Ire partie, liv. I, ch. III.

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quand sa fortune est meilleure, c'est dans l'aristocratique faubourg du Prado qu'il va chercher aventure. Sur les routes, on note les étapes, les relais et même quelquefois on retient quelques aspects du paysage. Marcos de Obregon s'arrête, près de Malaga, pour admirer le bleu pur de la mer, la riche plaine où orangers et citronniers donnent, toute l'année, des fleurs et des fruits. En longeant le Guadalquivir, Guzman remarque la beauté de ses rives : « L'été était venu, le moi de mai finissait; tout riait sur la terre.... Les vignes de Gelves et de Saint-Jean d'Alfarache verdissaient sur les coteaux. » Il n'est guère d'épisode qui n'ait ainsi son décor.

Quant à ces épisodes eux-mêmes, on a pu voir déjà quel en est le caractère. Laissons de côté les traits de bas réalisme: omelettes d'oeufs couvés que les dîneurs furieux appliquent sur la face de l'hôtelière; Guzman visité dans sa chambre d'auberge par une ânesse qu'il prend pour la servante, ou renversé par un porc dans un bourbier; farces nauséabondes dans le Buscon, histoires de tinettes et de bassins; dans Obregon, des repas de tripes mal lavées, des galeux dont les plaies « distillent comme un alambic », la vermine qui ronge un pendu tombant sur le visage d'un voyageur endormi. Ces horreurs restent malheureusement dans la mémoire, et l'on est tenté de leur attribuer plus d'importance qu'elles n'en ont. Elles tiennent, en somme, assez peu de place: ce sont des morceaux à effet qui sans doute ont fait rire autrefois. Il ne faut pas chercher de vérité dans ces amusements d'une imagination grossière. Cela mis en dehors, dans le choix des personnages et des aventures paraît très visiblement l'intention de faire voir que la vérité,

quelle qu'elle soit, a son prix. « J'ai voulu prendre, disait Aleman, une matière basse et ravalée 1. » Lui et ses imitateurs ont suivi à dessein le cours d'existences très médiocres, qu'aucun idéal n'éclaire, durement asservies aux nécessités quotidiennes, pour protester, à leur manière, contre les simplifications excessives de la littérature d'illusion où toute vie était traduite en beauté. Leurs héros affamés, d'un individualisme étroit et vulgaire, ne rêvant rien de plus beau qu'un pâté copieux et qu'une outre de vin noir, forment un contraste parfait avec les généreux paladins et les amoureux extasiés de la chevalerie, et mis en face de I'hidalgo râpé, solennel et stoïque, ils représentent bien, avec lui, les deux faces les plus caractéristiques de la société espagnole de ce temps.

Le monde, au travers duquel ils évoluent et dont ils n'ignorent pas les misères secrètes, ils le décrivent avec une verve très pittoresque, avec une clairvoyance maligne et désabusée. Ainsi défilent sous nos yeux presque toutes les classes et toutes les catégories: maigres valets de pauvres ménages, domesticité des palais où l'on dissipe et l'on vole du premier au dernier rang de la hiérarchie, hôteliers insolents qui rançonnent le voyageur, Gilanos marchant par troupes, fiers de leur indépendance et de leurs institutions très anciennes, corporations de mendiants et confréries de larrons, escrocs travaillant pour leur compte, charlatans, faux soldats, faux ermites, toute la bohême effrontée et pillarde des grands chemins; — audessus, les marchands, les usuriers, les banquiers génois, «ces antéchrists des finances espagnoles »,

1. Guzman d'Alfarache, II partie, liv. I, ch. 1.

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