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que « plusieurs aventures sont dans le genre vraisemblable». Ce progrès se continue de façon assez régulière. En 1656, l'abbé de Pure a le droit de constater que, dans les derniers romans qu'on a vus, <«<l'extraordinaire ne laisse pas d'être raisonnable », il reconnaît cette limite à l'invention : « les lois du probable et de l'apparent 1». L'auteur d'Ibrahim affirme dans sa préface qu'il a observé « les mœurs, les coutumes, les lois, les religions et les inclinations des peuples », qu'il a voulu donner à son ouvrage des fondements historiques. L'on sait bien ce que vaut cette prétention historique de Mlle de Scudéry, à quels travestissements elle aboutit, à quels plaisants anachronismes; mais l'on sait aussi qu'elle l'a forcée à écarter tout à fait le merveilleux ; l'on sait ce que cette demoiselle a fait entrer dans le Cyrus, dans la Clélie de la société de son temps, du décor de sa vie, de ses occupations: galanterie ou politique, de sa sensibilité raisonnable, des idées qui l'intéressaient

de portraits aussi et de caractères de personnages connus, depuis le duc d'Enghien jusqu'aux beaux esprits du Marais, défigurés sans doute par le déguisement antique et trop flattés, reconnaissables cependant, puisqu'ils n'étaient mis là que pour y être reconnus. A coup sûr, toutes les critiques de Furetière portent, et celles de Boileau: mais il y a quelque fond réel sous la mascarade et même, sous la convention doucereuse, une psychologie appliquée aux choses de l'amour, moins variée que chez D'Urfé,. mais plus subtile, où l'on reconnaît le progrès de la culture générale et de l'analyse. Lorsqu'on lit ces déclarations de Mlle de Scudéry, ou de son frère : « Pour faire connaître parfaitement

1. La Précieuse, I, 11.

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les héros, il ne suffit pas de dire combien de fois ils ont fait naufrage, et combien de fois ils ont rencontré les voleurs mais il faut faire juger par leurs discours quelles sont leurs inclinations >> ; « Plus les aventures sont naturelles, plus elles donnent de satisfaction »; « Entre toutes les règles qu'il faut observer en la composition de ces ouvrages, celle de la vraisemblance est sans doute la plus nécessaire : elle est comme la pierre fondamentale de ce bâtiment 1», lorsqu'on reprend une conversation célèbre de sa Clélie, où il s'en faut de peu, dit Sainte-Beuve, << qu'elle ne prêche l'observation de la nature », l'on doit bien reconnaître que les romans romanesques les plus attaqués par les classiques se soumettent déjà, du moins en principe, à plusieurs des idées qui leur seront chères.

Faut-il voir en ces demi-concessions un résultat de la campagne menée par les réalistes ? Il est possible qu'ils y soient pour quelque chose. On a peine à admettre que leurs critiques vives et répétées, leurs théories, leurs exemples aient passé inaperçus, surtout dans le monde des auteurs. Mais vraisemblablement leur influence n'a été que secondaire le grand roman a naturellement évolué avec la société à laquelle il s'adressait, et cette société a continué sa marche normale, subordonnant l'imagination à la raison, à mesure que sa pensée se mûrissait, allant toujours davantage vers la vérité. à mesure qu'elle devenait plus difficile sur ses plaisirs.

Il faut donc se garder d'exagérer l'action immédiate et directe des romans bourgeois ou comiques. Mais il serait injuste de ne voir en eux que des œuvres éphémères et sans effets utiles.

1. Préface d'Ibrahim.

LE ROMAN RÉALISTE.

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D'abord quelques-uns d'entre eux valent par eux-mêmes et ont duré. On a continué, on a recommencé à les lire alors que des amples compositions de Gomberville, de La Calprenède, des Scudéry on ne retenait plus guère que les titres. Francion a reparu au siècle suivant; le Roman bourgeois a été alors réimprimé cinq fois, pendant la période justement où Lesage travaillait à son Gil Blas, peụ avant le temps où Marivaux allait commencer la Vie de Marianne et le Paysan parvenu. Le Roman comique a été très goûté au XVIIIe siècle. Tous les trois ont été réédités de nos jours et à plusieurs reprises. Il est probable qu'ils intéresseront toujours comme une manifestation vigoureuse de quelques qualités solides du génie français, et aussi comme des témoins précieux de la langue, des usages, des mœurs, des tendances d'une époque, d'une classe.

Enfin l'on peut raisonnablement penser que l'effort de ces devanciers n'a pas été inutile aux maîtres classiques. Ils ont représenté avant eux et maintenu jusqu'à eux cet esprit bourgeois dont on a dit que Boileau marque, << d'une manière éminente, l'avènement 1». On a vu combien de matériaux Molière a trouvés chez Sorel, combien de principes semblables aux siens; peut-être a-t-il tiré de lui et des auteurs de son groupe un profit plus notable encore. M. G. Lanson a très bien montré que la farce est «logiquement, comme historiquement», la source de toute sa comédie 2, que c'est de là qu'il l'a fait sortir, en précisant la peinture des conditions et des rapports sociaux, en

1. F. Brunetière, Évolution des genres, p. 92.

2. Histoire de la littérature française (11° éd.), p. 521. Molière et la farce (Revue de Paris, 1901).

ajoutant au «masque», premier essai de caractère général, l'individualité, la complexité qui font la personne. Les romanciers bourgeois avaient tenté quelque chose de semblable: de localiser, de caractériser, au moral comme au physique, de faire évoluer dans son milieu, en en marquant sur lui l'empreinte, de faire réagir en des circonstances déterminées «<le pédant», par exemple, qui devient l'Hortensius du Francion, l'entremetteuse, qui devient la vieille Agathe, le valet niais, qui devient, dans le Berger extravagant, Carmelin, l'avare qui, étant par surcroît avocat parisien, avocat sans cause, et amoureux, donne, dans le Roman bourgeois, Jean Bedout.... Ces personnages, nous avons noté maintes fois qu'ils sont composés sans beaucoup d'art, souvent poussés à la charge; mais nous avons remarqué aussi que parfois le romancier a essayé d'exprimer le fond de leur nature par leur allure et leur ton, par la qualité de leur plaisanterie, par de menus détails révélateurs. Molière réalisera supérieurement ce qui n'avait été qu'ébauché. Mais s'ils lui ont servi, si peu que ce soit, on ne peut pas dire que nos auteurs aient perdu leur peine.

CHAPITRE XV

L'AGE CLASSIQUE.

Il faut laisser de côté, pour des raisons diverses, quelques livres à peu près contemporains du Roman bourgeois l'Heure du Berger, de C. Le Petit 1, qui s'annonce comme un roman « demi-comique » et qui n'est qu'un conte badin, sans grand esprit, sans aucune valeur réaliste; le Gyges gallus de P. Firmian (le P. Zacharie, capucin de Lisieux 2), traduit du latin en français par le P. Antoine, capucin de Paris 3, tableau satirique de la société (financiers, magistrats, nobles débauchés, femmes impudiques....), obscurci par l'allégorie, trop mêlé de déclamations et de souvenirs de Sénèque, intéressant seulement par la fiction initiale, fort semblable à celle du Diable boiteux, qui ouvre à un enquêteur invisible les appartements les plus secrets des maisons.... L'Orphelin infortuné, du sieur de Préfontaine, est un essai curieux d'adaptation du genre

1. Paris, A. Robinot, 1662, in-12, 111 p.

2. Paris, D. Thierry, 1659, in-12.

3. Ibid., 1663, in-12.

4. Paris, Cardin Besongne, 1660, in-8, 335 p.

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