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CHAPITRE XIII

LE ROMAN BOURGEOIS DE FURETIÈRE.

Neuf années seulement séparent le Roman bourgeois 1 de la seconde partie du Roman comique. Mais ce sont des années qui comptent.

1657, c'était le lendemain de la Fronde, le temps encore mêlé où fleurissaient côte à côte, dans la vie, au théâtre ou dans les livres, l'héroïsme aventureux, la fantaisie turbulente, le précieux, le burlesque, le réalisme comique d'un Scarron, le réalisme épique ou lyrique d'un Colletet, d'un Saint-Amant. En 1666, toute la France a les yeux sur la jeune Cour; l'unité se fait dans les lettres et dans l'art, comme dans le royaume. Les idées, le goût se disciplinent; partout s'impose un idéal nouveau, sérieux et noble, fait de mesure, de politesse, de simplicité élégante, fondé sur le respect de l'ordre et sur la raison. Avec ses parties de romanesque, de grotesque trivial, d'observation familière, le Roman comique répondait assez bien à la confusion de son époque. Il y a dans le roman de Furetière je ne sais quoi qui détonne :

1. Le Roman bourgeois, ouvrage comique, Paris, 1666, in-8.

il arrive trop tard, il n'est pas dans l'esprit du monde nouveau. Étroitement apparenté aux œuvres bourgeoises du temps de Louis XIII, aux Caquets de l'accouchée, à la première partie du Francion, il continue, il pousse même à ses extrêmes conséquences un genre passé de mode, suranné ; il en est, si on peut dire, la dernière pointe dans une littérature qui est déjà la littérature classique.

D'autre part cependant, dans ces pages Furetière attaque, avec insistance, avec énergie, les mêmes. défauts que combattent alors, pour faire place nette, les grands classiques: idéalisme chimérique, fictions invraisemblables, conventions, prétentions et faux goût, tout ce qui altère ou contrarie la nature. Il a été aussi épris qu'eux de vérité, il a observé des coins de réalité que certains d'entre eux ont eus aussi sous les yeux, et il a mis en œuvre, par des moyens différents, des matériaux assez pareils. Le Roman bourgeois est intéressant par ce double caractère. C'est un hasard presque symbolique, qu'ayant été pendant longtemps, jusque vers l'année 1658, le grand ami du vieux Sorel, Furetière ait vécu ensuite, à la Pomme de pin ou au Moulon blanc, dans l'intimité de Boileau, de Racine, de La Fontaine : son livre est, comme lui-même, entre deux générations.

Le désordre de ce livre est un des traits qui semblent le rejeter bien en arrière de sa date. Il est moins composé que Francion; il ne l'est guère plus que les Caquets. Dans la première partie, les histoires de Javotte et de Lucrèce s'enchevêtrent, et chaque fragment en est interrompu soit par des digressions, soit par le conte allégorique de l'Amour échappé. Furetière reconnaît bien d'ailleurs qu'on

ne peut le suivre sans effort: «Tandis que je vous raconterai cette histoire, n'oubliez pas, dit-il, celle que je viens de vous apprendre, car vous en aurez tantôt besoin 1» ; et son aveu est encore plus explicite en tête de la seconde partie, plus incohérente que la première, et qui n'a pour ainsi dire aucun rapport avec elle : « Ce sont de petites histoires et aventures arrivées en divers quartiers de la ville, qui n'ont rien de commun ensemble, et que je tâche de rapprocher les unes des autres autant qu'il m'est possible. Pour le soin de la liaison, je le laisse à celui qui reliera le livre. » Nous voilà loin de cette ordonnance logique, de cette subordination raisonnée des parties à l'ensemble que l'on considère déjà comme une des lois essentielles de l'art.

Ce qui est aussi d'un autre âge, c'est le ton, le goût, le manque de mesure. Furetière se plaît à des portraits satiriques, animés d'une verve épaisse, mais peu vivants et naturels, parce qu'ils sont trop généraux et trop visiblement faits de pièces rapportées. Une biographie de chicaneuse rappelle la lourde fantaisie du Polyandre: « Sa mère, pendant sa grossesse, songea qu'elle accouchait d'une harpie.... Quand elle était au maillot, au lieu qu'on donne aux autres enfants un hochet pour les amuser, elle prenait plaisir à se jouer avec l'écritoire de son père.... Quand elle fut un peu plus grande, elle faisait des poupées avec des sacs de vieux papiers, disant que la corde en était la lisière, et l'étiquette la bavette ou le tablier 2.... » Telle image de la laideur, grossie à plaisir, nous recule plus haut encore que Sorel, jusqu'aux conteurs du xvie siècle, dont on connaît le goût pour ces vilaines caricatures, par

1. Édit. Jannet-Picard, t. I, p. 28. 2. T. II, p. 13.

1:

exemple jusqu'aux Joyeux Devis de Despériers « Il était aussi laid qu'on le puisse souhaiter.... Il avait la bouche de fort grande étendue, témoignant de vouloir parler de près à ses oreilles, qui étaient aussi de grande taille, témoins assurés de son bel esprit. Ses dents étaient posées alternativement sur ses gencives, comme les créneaux sur les murs d'un château. Sa langue était grosse et sèche comme une langue de boeuf; encore pouvait-elle passer pour fumée, car elle essuyait tous les jours la vapeur de six pipes de tabac, etc. 2.... » Ajoutez des bouffonneries prolongées, redoublées, à la manière de Scarron, mais sans la vivacité et la bonne humeur : Nicodème et Javotte heurtent leurs têtes et se font chacun une bosse au front pour avoir voulu ramasser en même temps un peloton de fil; Nicodème s'excuse et, en se reculant, il ébranle un buffet boiteux, il en fait choir une belle porcelaine; il s'élance pour en ramasser les morceaux, mais il glisse sur le parquet, entraîne en tombant un miroir qui se brise à grand fracas et enfin s'en va, éperdu, donner contre un théorbe qu'il met en pièces 3. Ajoutez une crudité de langage, une grossièreté parfois choquante, comme dans le passage où chez dame Roberte, blanchisseuse, le même Nicodème. remue et commente du linge sale; des badinages pesants (par exemple, sur la manie des dédicaces, sur les profits qu'en retirent les auteurs) 5, de pitoyables ramas de niaiseries qui forment comme un sottisier, des turlupinades dans ce goût : « Elle joua tant de fois des discrétions qu'elle perdit à la

1. Cf. G. Reynier, les Origines du roman réaliste, p. 203. 2. T. II, p. 41.

3. T. I, p. 76, 77.

4. T. I, p. 78.

5. T. II, p. 100-123.

fin la sienne »; l'inélégance des allusions désobligeantes et trop directes à des personnes encore en vie ou mortes depuis peu, à Benserade, à Boisrobert, à ce Pierre de Montmaur dont il semblait pourtant que trente ans de moqueries auraient dû épuiser le ridicule, à Ninon de Lenclos, à Mlle de Scudéry et à son chaste commerce avec Pellisson, grand amour « à la platonique », comme dit Tallemant, où tout se passait en billets galants, impromptus, madrigaux et chansons.

Rien enfin ne pouvait paraître, en 1666, plus démodé, plus contraire au bon usage que cette interminable et brutale diatribe contre Charles Sorel, qui tient déjà trop de place dans le commencement du Roman bourgeois et qui en remplit presque toute la fin. Quelques années auparavant, Furetière s'était brouillé avec Sorel, pour des vétilles il s'acharne ici après lui avec une méchanceté fort vilaine, particulièrement déplaisante dans un livre où l'influence de Sorel est manifeste et où l'on relève tant de souvenirs de ses livres 1. Taille courte et ramassée, mine de satyre, peau bourgeonnée et «grenue comme celle des maroquins », nez démesuré, « qu'on pouvait à bon droit appeler Son Éminence et qui était toujours vêtu de rouge », une bouche largement fendue, armée de dents fort aiguës: «belles dispositions pour mordre », des yeux gros et bouffis, à fleur de tête, que la nature semblait avoir mis ainsi « en dehors pour découvrir ce qui se faisait de mal chez les voisins », une humeur peu complaisante et peu civile, une médisance et une envie perpétuelles, une haine générale du genre humain, un besoin déréglé de faire partout

1. Cf. E. Roy, Ch. Sorel, p. 95, 96.

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