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séculier, c'est le premier costume de Tartuffe, que Molière n'a changé dans la suite que par prudence et contre son gré. Les façons cagotes qu'il copie : mine confite, yeux baissés, humbles révérences, ses << sentences et paroles dorées », comme dit Mme Ragonde, toutes baignées d'onction mystique « fruit savoureux, viande céleste, pâture spirituelle, extase des contemplations », tout cela, allures mortifiées et suaves métaphores, a sans doute fait voir à Molière quels effets il pouvait tirer d'une transposition comique des manières et du langage d'une certaine dévotion.

Il faut bien se garder d'exagérer ces ressemblances l'épisode du Polyandre n'est qu'une des très nombreuses sources où Molière a puisé, qui ne comptent guère au prix de sa création personnelle, qui s'absorbent en elle tout à fait. Quel abîme entre le jeu redoutable de Tartuffe et l'innocente parodie à laquelle Polyandre s'amuse, à l'imitation, dit-on 1, de Sarasin, dont c'était la spécialité de contrefaire les prédicateurs de «la plus belle manière du monde »>, de prêcher comme un cordelier ou comme un capucin pour le divertissement des compagnies 2! Pourtant aux rapports qui ont déjà été signalés soit par Ed. Thierry dans le Moliériste 3, soit par M. Roy, il en faut joindre un autre plus significatif encore, et dont l'importance n'avait pu être jusqu'ici soupçonnée.

Depuis les impressionnantes révélations de M. Allier et de M. Rébelliau sur le rôle et les pratiques de la Compagnie du Saint-Sacrement,

1. Roy, Ch. Sorel, p. 213.

2. Euvres diverses de M. de Segrais, Amsterdam, 1723, t. I, p. 51 et 84.

3. T. X.

4. La Cabale des Dévots, 1302, in-12.

la question du Tarluffe s'est trouvée éclairée d'une lumière toute nouvelle. On a su qu'il existait en France, depuis l'année 1627 environ, une association secrète, composée en très grande partie de laïques, se dissimulant avec un soin jaloux, enveloppant lentement le royaume de ses réseaux, travaillant dans le mystère à l'épuration des mœurs et à la glorification de l'Église catholique. Elle avait des affiliés dans tous les rangs de la société, elle voyait tout, elle agissait partout, combattant avec un zèle inlassable les réformés, les athées, les chrétiens suspects de tiédeur, distribuant des aumônes, visitant les malades, les prisonniers, poursuivant les joueurs, les duellistes, les blasphémateurs, s'insinuant dans les familles et en surprenant les maux cachés, organisant l'espionnage parmi les domestiques, menant une campagne discrète contre le luxe de la table et de la parure, contre la liberté des réunions mondaines, contre le bal, contre le théâtre, mêlant à des œuvres charitables la surveillance et la dénonciation, mettant ainsi des procédés au moins douteux au service d'une conviction évidemment très sincère.

Les menées de ce qu'on allait bientôt appeler «< la cabale des dévots» avaient offensé de bonne heure un grand nombre de particuliers, inquiété les pouvoirs publics et même beaucoup d'évêques qu'on avait laissés en dehors. Vers 1660, des excès maladroits provoquèrent des scandales, des interventions inopportunes mécontentèrent le jeune roi on multiplia les informations et les enquêtes, et enfin un arrêt du Parlement condamna la Compagnie à disparaître. Elle ne fit que s'effacer davantage. Elle ne devait jamais se remettre tout à fait. de ce coup mais elle renoua pourtant en secret

bien des fils qu'on avait rompus. Lorsque Molière écrivit le Tartuffe, si rempli d'allusions peu dissimulées, où sonne si souvent le mot de « cabale», il ne s'attaquait pas à un ennemi abattu: il devait bientôt mesurer ce qui lui restait de puissance.

Lorsqu'on est au courant de cette histoire, le passage du Polyandre doit prendre une signification nouvelle.

Polyandre, on s'en souvient, s'est déguisé en << homme modeste », en « contempteur des vanités du monde »; il se donne comme « le moindre de tous ceux qui cherchent la voie de salut ». Il respecte rigoureusement les devoirs de jeûne et d'abstinence : « Je ne mange point trois fois la semaine. C'est aujourd'hui l'un de mes jours..., et je vous prie même de ne me point obliger à regarder les viandes, car je jeûne aussi bien des yeux que de la bouche. >> « Dites-moi, Frère, lui demande Ragonde, de quel ordre vous êtes, au cas que vous soyez de quelqu'un. » « Mon ordre est tout nouveau, répond-il, et il n'empêche point que l'on ne demeure dans l'état séculier, parce qu'il faut que, conversant parmi les gens du monde, comme le médecin parmi les malades, j'aie entrée partout, pour connaître toutes sortes de défauts et de désordres jusques en leur racine, afin d'y mieux remédier 1. » Il expose ensuite le programme de cet « ordre nouveau » : réprimer les superfluités de toute nature, les scandales auxquels peuvent donner lieu les amours des

1. « Les religieux, renfermés par l'obéissance dans leurs cloîtres, quelque zélés qu'ils fussent, ne pouvaient commodément servir dans le dehors à tous les ouvrages de piété ;... les personnes du monde étaient proprement appelées à ces emplois, et c'était à leur piété que le succès et la récompense de ces bonnes œuvres étaient réservés. >> (Annales de la Compagnie du Saint-Sacrement, par le comte Marc-René de Voyer d'Argenson, p. 4.)

maîtres, des valets, des servantes; «< condamner les vains caquets, les jeux, les comédies, le bal, le Cours et autres divertissements des mondains, qui sont les subtiles amorces pour les faire tomber dans le péché »; faire rougir les hommes et les femmes des « déguisements ridicules» dont ils ornent «une chair qui doit devenir charogne et être la pâture des vers ».

N'est-ce pas là la tâche que la Compagnie impose à ses membres, ou du moins des articles importants de sa propagande, ceux justement que Sorel pouvait alors connaître, parce qu'on les affirmait plus ouvertement, ceux qu'on pouvait railler avec des chances d'être approuvé, parce qu'ils contrariaient la noblesse et la haute bourgeoisie dans leurs habitudes et dans leurs plaisirs?

nous

Les allusions de Sorel sont assurément moins hardies que celles de Molière. Elles ne paraissaient pas sur la scène; elles se cachaient presque, au milieu d'un assez long roman, et d'un roman non signé. Quelque effacée qu'elle soit, cette protestation est cependant intéressante. Elle ne étonne pas de l'auteur du premier Francion, d'un ami de ce Guy Patin qui devait plus tard s'exprimer si librement sur le compte de la « Cabale », au temps, il est vrai, de son discrédit et dans une lettre particulière 1. Elle ajoute du prix à un épisode qui offre, au surplus, nous l'avons montré, quelques jolis traits de mœurs et l'esquisse d'un caractère.

Il est fâcheux qu'on ne rencontre pas dans le Polyandre quelques autres chapitres de cette valeur. Ils nous auraient fait oublier tant d'insipides facéties, les Orilan et les Gastrimargue. Sorel

1. A Falconet, 28 septembre 1660.

LE ROMAN RÉALISTE

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aurait mieux tenu sa promesse de reproduire au naturel « la manière de vivre et de parler de toute sorte de gens» et mieux justifié sa prétention d'éclipser les auteurs, français ou espagnols, qui s'étaient essayés dans le même genre 1.

Pour conclure sur Sorel, l'on peut dire que des qualités qui font les bons champions, deux au moins ne lui ont pas manqué : la conviction et la confiance en soi. Très insensible aux beautés de la littérature d'imagination, il l'a combattue pendant la meilleure partie de sa vie, avec une ardeur intempérante d'abord, avec plus de mesure sur la fin, dans ses livres de critique. Il s'est flatté de pouvoir ramener beaucoup de personnes à des lectures moins trompeuses et même utiles. Dans ce genre de l'« histoire comique », qu'il concevait très bien, un peu d'après les Espagnols, comme un récit simple, toujours croyable, d'événements assez communs, mais propres à mettre en lumière la variété des conditions et des humeurs, il a donner d'excellents modèles. Il s'est persuadé qu'il y faisait entrer presque entière la vie de son temps, tandis que les autres romanciers, en « plus de dix mille volumes d'invention d'esprit »>, avaient réduit l'activité humaine à l'occupation de faire l'amour 2. On a vu qu'il a été souvent entraîné assez loin de cette vérité qu'il aimait, presque toujours par trop grande envie d'amuser et par incapacité d'amuser raisonnablement. Il faut même ajouter que chez lui, entre les intentions et les résultats, le contraste n'a cessé de s'accen

1. Polyandre, Avertissement aux lecteurs.

2. Polyandre, Avertissement.

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