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servante avec une gauche révérence et un << ris badin »>, << entortillant le bord de son chapeau »> : « Comment vous en va, Robaine; vous faites là la sainte sucrée.... Hé bien! vous voilà une fille à marier! Ne serez-vous pas prise bientôt ? la gelée est forte, cette année-ci. Dame! tout se prend. Ha! regardez que c'est que celui-ci nous veut jargonner, fait la servante, il a plus de caquet que la poule à ma tante!» Le garçon reprend, d'un ton plus sérieux: « Hen! ma mère m'a parlé de vous.»>

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Voyant qu'elle ne lui répondait point, il lui répéta ces mêmes mots quatre ou cinq fois, en lui tirant la main pour les lui faire entendre, croyant qu'elle dormît ou qu'elle ne songeât pas à lui. « Je ne suis pas sourde, dit-elle, je vous entends bien ! » « C'est à cause de vous que j'ai mis une aiguillette de var de mar à mon chapeau, poursuivit le villageois; car ma couraine m'a dit que c'est une couleur que vous aimez tant que vous en avez usé trois cotillons. Ce dernier jour, en allant aux vignes, je me détourny, par le sangoi, de plus de cent pas pour vous voir, mais je ne vous avisy point et si, toute la nuit je n'ai fait que songer de vous, tant je suis votre serviteur !... C'est que vous vous moquez, reprit la servante, cela vous plaît à dire. » —— «Ho non fait ! » lui dit le paysan. « Ho si est », répondit-elle. << Ho bien, reprit-il, revenant toujours à ses moutons, ma mère, hen! ma mère m'a parlé de vous: comme je vous dis, si vous voulez vous marier, vous n'aurez qu'à dire. »>

Francion, qui écoute, s'amuse de voir ainsi « pratiquer tout un autre art d'aimer que celui que nous a décrit le gentil Ovide ».

Personne, depuis Noël du Fail, n'avait tracé une si juste esquisse de mœurs villageoises. Et là, quoi qu'on ait dit, Sorel n'imite pas l'auteur des Propos rustiques, il ne se rapproche de lui que par son exacte recherche des détails et des propos

qui sentent le terroir. C'est grand dommage que cette description d'une fête champêtre soit gâtée à la fin par une facétie tout à fait ordurière: sans quoi elle ferait très bien pendant aux estampes où Abraham Bosse a traité le même sujet avec la même naïveté voulue, celle du Branle et celle des Présents de noce dans la série du Mariage à la campagne.

On trouve ainsi dans le Francion une image assez complète de la société française. Elle pourrait être assurément plus fine et plus nuancée: mais elle est assez vraie dans les grandes lignes. On peut regretter qu'il lui manque un cadre. Le pittoresque de Sorel est maigre et court. Son ami Guy Patin a dit de lui : « C'est un petit homme grasset, avec un grand nez aigu, qui regarde de près. » Il ne voit que ce qu'il regarde de près; les grands aspects lui échappent. I note bien les pièces d'un costume, les traits d'une physionomie; ses portraits ont, sinon du relief, au moins de la précision. Mais rien n'est plus rare chez lui qu'une vue un peu large du monde extérieur. Sur tant de chemins où l'on suit Francion, l'on ne rencontre pas un paysage. A Paris, où se placent tant d'épisodes, on aimerait à entrevoir au moins le décor essentiel de l'action, le pays latin, quartier des collèges et des libraires, les abords du Louvre, la Place Royale, les rues suspectes où l'on cherche aventure, étroites, glissantes, obscures, d'où monte cette aigre senteur de boue, dont parle Montaigne. Sorel a pu penser que ses contemporains ne prendraient pas grand plaisir à ces représentations de choses qui leur étaient trop familières. Plus tard pourtant, dans le Polyandre, il s'appliquera à décrire de son mieux

ces deux rendez-vous des oisifs, le jardin du Luxembourg et la Foire Saint-Germain. Il faut plutôt admettre que dans sa jeunesse, au moment où il écrit le Francion, il s'intéresse aux personnes, et fort peu aux choses. Sur le Pont-Neuf, par exemple, il s'arrête devant un arracheur de dents : il remarque sa casaque fourrée, son manteau de taffetas, le « cordon de son chapeau fait avec des dents enfilées ensemble »; il écoute si bien son boniment grotesque qu'il pourra le transcrire tout au long1; mais l'idée ne lui vient pas de rendre si peu que ce soit de l'atmosphère du lieu, du mouvement de la chaussée, embarrassée de cavaliers, de chaises à porteurs, de carrosses, de charrettes, de la vie bruyante et joyeuse (charlatans et bateleurs, marchands, chansonniers, filles, laquais, filous et badauds), qui grouillait sur les larges trottoirs, du Cheval de bronze à l'horloge de la Samaritaine.

Tout le pittoresque du roman tient en une scène d'un intérêt, à vrai dire, exceptionnel: la description de la grande et solennelle débauche qu'a organisée, en l'honneur de Francion, le gentilhomme de Bourgogne, son ami 2.

C'est, comme on se l'était promis, « une terrible chère». Des bourgeoises de moeurs légères, des filles, des gentilshommes du voisinage ont été convoqués tout exprès au château et prévenus qu'il fallait laisser tout sot préjugé à la porte. Après quelques amusements plus que libres auxquels on se livre d'abord, pour se mettre en goût, l'on se réunit dans la salle autour d'une table immense chargée de tant de viandes « qu'il semblait que l'on eût pris tous les animaux de la terre pour les manger là.

1. T. II, p. 286, 287.

2. Liv. VIII.

en un jour». On ferme les volets pour faire la nuit, on allume les flambeaux, on mange, on boit, on dit des contes gaillards, on entonne des couplets, le verre en main. Puis des violons commencent à jouer les mouvements des courantes, les cadences des sarabandes émeuvent les premiers désirs; des voix s'élèvent, et leur concert se mêle aux plaintes des violons, aux sons lointains des trompettes et des hautbois qui sont dans la cour; des couples passent, enlacés, et disparaissent; penché sur le sein de son amie, Francion savoure doucement cette heure exquise: «Ah! dit-il, après la vue d'une beauté il n'y a point de plaisir qui m'enchante comme fait celui de la musique. Mon cœur bondit à chaque accent, je ne suis plus à moi. Ces tremblements de voix font trembler mignardement mon âme.... Je suis tout divin, je veux être toujours en mouvement comme le ciel. » Il prend son luth, il chante une chanson si amoureuse qu'elle fait courir dans la salle un frémissement de volupté. Et là Sorel écrit une phrase admirable, si belle qu'on ne l'y reconnaît pas «Les flambeaux mêmes, agités à cette heure-là par je ne sais quel vent, semblaient haleter comme des hommes....»

Des longueurs déparent cette scène, et plus d'un détail par trop brutal. Mais elle est neuve, elle est forte. L'on y sent passer un souffle brûlant de passion, de folie, de jeunesse; l'on y découvre un sens raffiné, un art du plaisir qui surprend chez ce bourgeois sérieux et prosaïque, qu'il n'a laissé deviner qu'une fois.

Même là l'expression est souvent gauche et imparfaite. C'est le plus grave défaut du roman, comme de toutes les œuvres de Sorel. Il manque de style.

Assurément l'on pourrait relever dans le Francion des images amusantes (une aïeule sourit « en montrant deux dents qui étaient demeurées en sa bouche comme les créneaux d'une vieille tour »; << je m'en allai dans une grande salle pleine de monde, qui trottait d'un côté et d'autre, comme des pois qui bouillent dans une marmite »); des phrases colorées ( << il avait l'âme simple, à la mode du vieux temps où l'on se mouchait sur la manche»; << faisant un faible souris, qui ne lui passait pas les moustaches >>) ou même jolies («la bonne dame n'avait ni bois ni chandelle, elle se chauffait à songer aux flammes de ses premières amours »). Mais ces rencontres sont exceptionnelles. Sorel n'a ni la finesse qu'il faut pour traduire un sentiment compliqué ou délicat, ni la fermeté qui mettrait en valeur une réflexion générale. La forme ainsi le trahit, l'empêche d'atteindre jamais à une réussite complète.

Cette forme a pourtant un mérite, essentiel chez un romancier elle est variée, elle s'accommode à la condition, au degré de culture d'un personnage, aux situations dans lesquelles il se trouve. On a vu que Sorel ne rend pas mal la naïveté du parler rustique; quand il ne bouffonne pas et qu'il n'essaie pas de parodier Balzac, il prête bien à Hortensius le langage d'un pédant peu éduqué; on reconnaît des sergents, même déguisés, aux << termes praticiens» qui, malgré eux, «sortent à tous moments de leur bouche 1» ; le même Francion, qui use, pour injurier la vieille Agathe, du vocabulaire des carrefours, parle en honnête homme aux gens de son monde, à Naïs en galant raffiné, et à la précieuse Luce il débite le parfait galimatias.

1. T. II, p. 146.

LE ROMAN RÉALISTE.

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