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famille soient les premières à donner le mauvais exemple et compromettent ainsi la réputation de tout le corps; plus fâcheux encore que certains maris se résignent à ces mésaventures en disant «< que leurs femmes n'en ont pas apporté la mode en France ». On retrouve là le fonds de solide vertu qui a toujours fait la force de notre classe moyenne.

Assez égoïste et intéressée, assez jalouse, plus portée à croire le mal que le bien, mécontente, grondeuse, respectueuse cependant de l'autorité et de la hiérarchie, peu délicate, mais foncièrement morale et attachée à ses devoirs, ainsi se peint la bourgeoisie dans les Caquets de l'accouchée, et tout nous prouve que cette image était fidèle. Elle y parle sa vraie langue, vive et crue, qui appelle les choses par leur nom, semée de vieux mots (prisline, par exemple, pour ancienne), renforcée d'exclamations populaires : Vrami! Saint-Gris ! Merci de ma vie ! colorée de locutions pittoresques (ainsi l'on dit d'un héritage qu'il n'en est pas resté « du fil à lier un boudin », d'une étude de procureur qui rapporte peu qu'elle est « aussi sèche qu'une langue de bœuf fumée », d'une dame de vertu chancelante qu'« elle a les talons si courts qu'il ne faut la pousser guère fort pour la faire choir»). Par la vigueur de l'expression comme par la sincérité des sentiments, par le mouvement des dialogues, peu composés sans doute, mais qui rendent justement par là l'allure rompue d'un vain babillage, ce recueil des Caquets intéresse tout à fait. Il est très supérieur aux écrits de même nature où la malice parisienne s'est alors donné libre cours le Caquet des poissonnières (1621-1622), le Caquet des femmes du faubourg Montmartre (1622), les Grands jours

tenus à Paris par M. Muet, lieutenant du pelit criminel (1622), etc.

On ne saurait lui comparer non plus une autre suite de commérages imprimée dix ans plus tard, également sans nom d'auteur : les Amours, intrigues et cabales des domestiques des grandes maisons de ce temps 1. Comme le titre le laisse deviner, la matière en est beaucoup plus basse et plus limitée : ce sont propos d'antichambre et d'office, qu'échangent l'écuyer d'un grand seigneur, le valet de chambre et le page de sa femme, la gouvernante et le précepteur de ses enfants, une servante de cuisine; ceux dont ils médisent sont, non pas les maîtres, placés trop haut, mais les domestiques d'un rang supérieur, qu'ils redoutent et qu'ils envient. On ne peut imaginer ce qu'ils déversent, en un couple d'heures, d'injures, de méchancetés, d'insinuations sournoises, de révélations dégoûtantes. L'objet principal de leur haine est la demoiselle confidente, trop écoutée, paraît-il, par sa maîtresse, fille dévote et sensuelle qui a eu le malheur de manquer deux ou trois mariages, quoiqu'elle ait fait tout ce qu'il fallait pour ne pas décourager les galants. Ses intrigues avec le secrétaire, puis avec le maître d'hôtel, ont été épiées avec une patience féroce. Dans ces hôtels « où la chambre des filles ne ferme qu'avec un loquet», il est difficile de tenir cachées ses imperfections physiques, ses incommodités, ou les privautés qu'on permet à ses amoureux : chacun a pu surprendre ainsi quelque secret honteux et se fait un devoir d'en régaler la compagnie. Et l'on sent que tous ces gens, coalisés contre l'ennemi

1. Paris, 1633, in-8, 220 p.

commun, ne s'aiment pas entre eux et n'attendent qu'une occasion de se nuire, n'y ayant point de

plus grande volupté dans les grandes maisons. que de se débusquer l'un l'autre ». Leurs discours empoisonnés ont bien le caractère spécial de bassesse propre aux personnes qu'a aigries et avilies. une certaine forme de domesticité. L'ensemble donne une telle impression de vérité qu'on se demande si l'auteur de ces dialogues n'a pas, comme il l'affirme, «pratiqué lui-même une partie de ce qu'il représente 1», s'il n'a pas fureté autrefois pour son compte « derrière les tapisseries, dans les cabinets, antichambres et garde-robes ». En tout cas, il écrit comme pourrait écrire un domestique, platement, incorrectement, grossièrement : son libelle est ainsi un témoin curieux de la langue parlée à Paris dans la dernière classe; mais il ne peut évidemment nous retenir, puisqu'on n'y Isaurait trouver ni valeur ni intention littéraires.

L'on aurait une idée incomplète du mouvement réaliste bourgeois qui commence à s'affirmer vers 1620 si on ne le suivait que dans les livres. A ce moment, comme en tant d'autres, la littérature et l'art évoluent parallèlement et réciproquement s'influencent.

Il serait aisé de montrer dans l'art si libre et si varié de la première moitié du XVIIe siècle des contrastes presque aussi forts que dans la littérature du même temps.

Dans la peinture particulièrement ne voit-on pas s'opposer à la gravité la plus solennelle, aux

1. Aux lecteurs, p. 4.

plus pures expressions du sentiment religieux, l'âpre naturalisme des frères Le Nain? Ces fils de paysans picards ont cherché leurs modèles dans la plus humble réalité; ils ont représenté les grandes plaines nues du pays natal, les attitudes lasses des travailleurs des champs, les épisodes de l'existence villageoise une procession, un repas, le retour de la fenaison, des soldats arrêtés dans une auberge et qui jettent les dés, après boire, non avec une gaieté de bons compagnons, mais avec la passion sérieuse, hostile du joueur; des scènes familières : un vieux musicien, un intérieur de forge, une école champêtre avec ses enfants déguenillés.

Même les plus grands maîtres idéalistes de ce temps s'attachent à la nature avec une attention sérieuse. Admirable interprète des âmes, Philippe de Champaigne n'en reproduit pas moins bien les corps et leur enveloppe, costumes de chevaliers du Saint-Esprit, robe rouge de cardinal, robe blanche de religieuse, et, tout autour des personnages, la vraie atmosphère qui leur convient : derrière la mère Agnès Arnauld, l'austère paysage de Port-Royal-des-Champs. Le génie de Poussin traduit ses visions sereines par le dessin le plus probe et selon la plus exacte vérité. Vigneul-Marville raconte qu'il l'a vu souvent dans la campagne romaine esquissant un paysage qui lui plaisait : « Je l'ai rencontré, ajoute-t-il, avec un mouchoir rempli de pierres, de mousse ou de fleurs qu'il portait chez lui pour peindre d'après nature. » Même après 1660, au moment où vont triompher dans l'école française l'« embellissement », la décoration pompeuse et ce qu'on désigne alors par le « grand goût »>, il se trouve encore en pleine Académie Royale un groupe important pour soutenir la doctrine

d'art opposée «qu'on appelle naturaliste, parce qu'elle estime nécessaire l'imitation exacte du naturel en toutes choses », pour vouloir « assujettir le dessinateur à imiter les objets avec simplicité et précisément comme ils sont 1».

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L'on pourrait signaler encore dans le commencement du siècle ces fines et loyales interprétations de la figure humaine, les crayons d'un Dumoustier ou d'un Lagneau. Mais ici c'est à l'art de l'estampe qu'il faut surtout s'arrêter, art bourgeois, accessible à tous, dont peut s'orner l'intérieur le plus modeste. L'estampe s'offre partout aux yeux, dans les boutiques de la rue, aux étalages des galeries; elle décore les chambres et les parloirs. C'est là que la classe moyenne a aimé à retrouver son image et, avec son goût naturel pour la vérité, son image fidèle. Aux planches gravées d'après les tableaux flamands et hollandais, qui commencent à pénétrer en France, elle préfère les illustrations dont elle fournit elle-même les sujets. Dès le fin du XVIe siècle (voyez, par exemple, la large et grave scène domestique représentée par Robert Boissart dans le Bénédicité), une suite d'artistes plus ou moins adroits, mais tous sincères, comme Léonard Gautier, comme Crispin de Passe, ont reproduit par la taille-douce, en même temps que les grandes cérémonies publiques, les divers aspects de la vie privée : habitation, repas, costume, occupations et plaisirs. Mais c'est surtout sous. le règne de Louis XIII qu'a pris tout son développement cette imagerie plus bourgeoise que populaire. Il faudrait citer vingt noms mais deux maîtres s'imposent, et leurs talents très opposés

1. Conférences de l'Académie Royale de peinture et de sculpture, recueillies par Henry Jouin, 1883, in-8, p. 144, 145.

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