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et à toutes les discordances du vers moderne pour goûter comme il convient le rythme de La Fontaine dans son étonnante et merveilleuse complexité?

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L'ALTERNANCE DANS AMPHITRYON.

XXII. On voit quelle idée fausse on se fait d'Amphitryon quand on s'imagine que le rythme en est plus irrégulier et plus libre que celui du Tartufe ou des Femmes savantes. C'est le contraire qui est la vérité. Molière, qui ailleurs prend ses libertés avec l'alexandrin, s'est attaché, dans cette polissonnerie héroïque, à reproduire l'harmonie et les cadences de la versification la plus régulière et la mieux rythmée : celle de la poésie lyrique.

Mais n'avons-nous point prêté à Molière des intentions qu'il n'avait pas ? N'est-ce point sans aucun dessein de sa part que les vers d'Amphitryon se sont ainsi groupés en stances par une simple disposition harmonieuse des rimes?

Nous ne croyons pas à un effet si extraordinaire de la spontanéité. Peut-on admettre, par exemple, que Molière, après avoir écrit quelque chose comme 15,000 alexandrins à rime plate, ait, d'instinct et sans savoir pourquoi ni comment, écarté la rime plate de sa versification? Sans doute il n'avait sur ce point, ni en général sur l'ordonnance de ses rimes, aucune règle à suivre; mais ce qui est pour nous règle fixée d'après un examen attentif des formes était pour lui système librement choisi et nettement arrêté.

En un mot, il nous semble avoir bel et bien voulu écrire en stances, non uniformes, il est vrai, mais parfaitement indépendantes les unes des autres, et voici de quoi dissiper toute incertitude à cet égard.

Dans son excellente étude sur la versification de Molière, M. Souriau remarque qu'on trouve chez notre poète de véritables incorrections prosodiques, et que trois fois des rimes féminines différentes se suivent immédiatement (1).

Tandis que d'ici je le chasse,

Mercure y remplira sa place.

Hé bien! tu vois, Cléanthis, ce ménage :

...

(II, 6-7; v. 1426-1428.)

« On pourrait, ajoute-t-il, citer une faute analogue dans un couplet de Jupiter >> :

- Je viens prendre le temps de rapaiser Alcmène,
De bannir les chagrins que son cœur veut garder,
Et donner à mes feux, dans ce soin qui m'amène,
Le doux plaisir de se raccommoder.

Alcmène est là-haut, n'est-ce pas ?

(II, 4; v. 1198-1202.)

Mais M. Souriau a mal compté. Ce n'est pas 4 fois, mais bien 58 fois (!) que cette incorrection prosodique se produit: 15 fois avec des rimes féminines et 43 fois avec des rimes masculines (2):

Cet homme assurément n'aime pas la musique.

- Depuis plus d'une semaine,

Je n'ai trouvé personne à qui rompre les os;...
(I, 2; v. 292-294.)

(1) M. Souriau, La Versification de Molière, pp. 76-77.

(2) Voici la liste complète de ces passages: Prologue; v. 34-35; I; v. 217-218, 249-250, 264-265, 292-293, 533-534, 545-546, 564-565, 576-577; II; v. 793-796, 871-872, 909-910, 917-918, 923-924, 931-932, 991-992, 1063-1064, 1093-1094, 1116-1117, 1126-1127, 1174-1175, 11931194, 1201-1202, 1214 1215, 1219-1220, 1247-1248, 1267-1268, 12801281, 1285-1286, 1312-1313, 1316-1317, 1326-1327, 1340-1341, 13471348, 1378-1379, 1411-1412, 1419-1420, 1427-1428; III; v. 1456-1457, 1461-1462, 1489-1490, 1600-1601, 1622-1623, 1678-1679, 1685-1686, 1696-1697, 1719-1720, 1745-1746, 1753-1754, 1757-1758, 1770-1771, 1796-1797, 1817-1818, 1832-1833, 1851-1852, 1889-1890, 1921-1922, 1926-1927.

Et c'est haïr autant qu'il est possible.

Hélas! que votre amour n'avoit guère de force, ...

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Et cela non seulement dans des vers séparés l'un de l'autre par le dialogue, car si nous prenons, par exemple, la grande scène du raccordement (II, 6) entre Jupiter et Alcmène, nous voyons que celle-ci passe 2 fois et celuilà 5 fois d'une rime à une autre rime différente et de même genre:

Et l'âme la plus sage, en ces occasions,
Sans doute avec assez de peine

Répond de ses émotions;

L'emportement d'un cœur qui peut s'être abusé
A de quoi ramener une âme qu'il offense;
Et dans l'amour qui lui donne naissance
Il trouve au moins, malgré toute sa violence,
Des raisons pour être excusé;

De semblables transports contre un ressentiment
Pour défense toujours ont ce qui les fait naître,

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(II, 6; v. 1278-1287.)

Tomber 58 fois dans la même incorrection, c'est-à-dire violer la loi d'alternance une fois sur 7 changements de rimes, puisqu'il n'y a dans Amphitryon que 417 groupes de rimes, il y aurait là une série d'inadvertances ou de négligences vraiment surprenantes chez un poète qui trouvait la rime avec une facilité que Despréaux lui enviait avec raison. L'inadvertance serait particulièrement inexplicable dans cette comédie qui est, de tout le théâtre de Molière, la mieux soignée et la plus

voisine de la perfection. La négligence, le sans-gêne, s'admet d'autant moins que dans les vers de Psyché, écrits à la hâte et où manque le travail de la lime, la loi d'alternance est régulièrement observée. Enfin, pourquoi est-ce toujours en passant d'un groupe à un autre et pas une seule fois au sein des rimes croisées, embrassées ou répétées que le mélange est irrégulier?

En réalité, l'explication est fort simple: l'incorrection n'existe que si l'on continue à prendre Amphitryon pour une pièce écrite en vers libres; elle disparaît d'une pièce écrite en stances. On sait en effet que l'alternance, obligatoire dans une suite de vers, cesse de l'être dans une suite de stances ou de strophes. Malherbe, à lui seul, nous offre une vingtaine de pièces, de toutes les époques de sa vie, où l'alternance n'est pas observée entre deux groupes:

Quoi donc ! ma lâcheté sera si criminelle!

Et les vœux que j'ai faits pourront si peu sur moi,
Que je quitte ma dame, et démente la foi

Dont je lui promettois une amour éternelle ?

Que ferons-nous, mon cœur? Avec quelle science
Vaincrons-nous les malheurs qui nous sont préparés?
Courrons-nous le hasard comme désespérés,

Ou nous résoudrons-nous à prendre patience?

(Éd. Lalanne, CXIII, v. 1-8.)

Molière a donc usé, ni plus ni moins que Malherbe, d'une liberté consacrée dont Corneille avait profité, lui aussi, dans son Imitation et dont Racine devait user assez largement dans les stances libres des Chœurs d'Esther (1). Est-ce à dire qu'il ait voulu marquer par là son dessein d'écrire une suite de stances et non pas une suite de vers

(1) V. 352-353, 368-369, 765-766, 770-771, 797-798, 813-814, 968-969, 972-973, 976-977, 980-981, 984-985, 988-989, 1282-1283.

libres? Non, sans doute; mais, à moins de l'exposer, ce dessein, dans un Avertissement au Lecteur, nous ne voyons guère comment il aurait pu le laisser voir plus clairement.

LES RIMES DANS PSYCHÉ.

XXIII. — C'est à peu près, si l'on veut, la versification d'Amphitryon qu'on retrouve dans Psyché, mais avec des libertés que Molière paraît s'être accordées par système et qui nous éloignent des stances libres, et aussi avec des négligences qui ont pour excuse la rapidité avec laquelle le poète a dû écrire. En quelques semaines, pour satisfaire aux ordres pressants du Roi, il avait à dresser le plan de la pièce, à écrire les vers de cinq Actes précédés d'un Prologue et à diriger, comme chef de troupe, la préparation d'un grand spectacle (1). Il nous dit lui-même, dans l'Avertissement du « Libraire au Lecteur (2), » comment il se trouva « dans la nécessité de souffrir un peu de secours. » En fin de compte, le plus grand nombre des vers ont été écrits par Corneille; mais Molière, qui ne comptait pas, en se mettant à la besogne, sur cette puissante et honorable collaboration, a dû écrire à la hâte, comme un homme qui allait faire tout seul ce travail de commande, et les parties de la pièce qui lui appartiennent sont, pour les mêmes causes que les scènes en vers de La Princesse d'Élide, d'un style et d'une versification très négligés.

Voici, par exemple, une incorrection que rien ne saurait justifier:

(1) V. la Notice de M. Paul Mesnard, dans l'édition des Grands Ecrivains, T. vш, pp. 248-249.

(2) T. vi, p. 268.

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